Le monde dans lequel nous vivons est-il à ce point inquiétant qu’il nous faut porter des lunettes déformantes pour en comprendre, et surtout en supporter, l’horreur ? C’est la question que pose Utopia, nouveau buzz irritant de « la série anglaise qu’il faut avoir vu ». Utopia est un sphinx, qui ne se contente pas de réciter son énigme mais qui constitue lui-même un mystère, usant et abusant d’une stratégie brutale visant à choquer ses spectateurs. Blitzkrieg sensoriel avant tout, la série se distingue d’abord par une photographie aux tons saturés, portée par une direction artistique affolante et ponctuée par une bande son insaisissable, organique, comme mutante.
Cet emballage singulier est au service d’un récit qui ne l’est pas moins. Une poignée d’individus s’étant rencontrés via un forum Internet, tous adeptes d’une bande-dessinée underground culte (œuvre d’un patient d’hôpital psychiatrique) se voit pourchassée du jour au lendemain par une organisation étrange et inquiétante quand l’un d’eux prétend détenir la suite présumée de l’ouvrage mythique. Ces comics dorks forment une sympathique équipe de losers (mais pas trop) à l’anglaise. Une universitaire que son éditeur prend pour une illuminée, un administrateur réseau fainéant, un kid-sauvageon qui fait comme il peut avec une mère junkie, et, enfin, un conspirationniste (en France, on le dirait fan d’Alain Soral) qui habite avec papa mais dispose de son propre abri antiatomique et a pris soin d’effacer toute trace numérique de son existence. Rejoints par la cible principale de leurs poursuivants, ils se voient rapidement contraints d’abandonner la vie civile et de passer de maisons en maisons abandonnées à travers la campagne anglaise. Au même moment se trame, au plus haut niveau de l’establishment british, un scandale sanitaire qui ferait passer H1N1 pour un canular de François Damiens.
Evidemment, les deux affaires sont liées. Et bien que non exempte de suspens, la série de Dennis Kelly allonge pourtant coups de théâtre et révélations à un rythme trop régulier, efficace mais apathique. Ce qui pourrait être magnifié par la narration, sur-dramatisé dans d’autres séries (le meurtre de sang froid d’un cadre sup’ par une enfant, ou une scène de torture) se voit ici posé de manière étrange, presque sans charge émotionnelle. Qu’on ne s’y trompe pas : bien que lente dans son déroulement et l’exposition de son grand complot, Utopia ennuie rarement. Mais elle semble autant contaminé par son sujet, le conditionnement, que dévoré par sa forme, la paranoïa. Que l’on se penche, par exemple, sur les noms des protagonistes (par deux fois, le scénario y invite discrètement le spectateur) et on se perd en hypothèses symboliquement fortes et, une fois le dénouement digéré, pleines de sens. Que l’on se laisse bercer par les divagations de sa bande-son labyrinthe en baladant son regard au sein de ces demeures anglaises désertes, sombres : on se sait déjà confusément en présence d’une représentation cryptée du grand complot (à l’instar des héros essayant de déchiffrer le manuscrit). Il faut d’ailleurs souligner la fascination plastique que provoquent les décors campagnards verdoyants et leurs sombres bâtisses. Ils se font les échos lointains d’une inquiétude très anglaise, du Prisonnier à Chapeau Melon & Bottes de Cuir, sur la ruralité, son isolement et ses noirs desseins. Enfin, que l’on considère ce tout petit élément de rien du tout : du titre du graphic novel justement au cœur de la conspiration, le nom de la série a choisi d’oublier le second mot, « experiments ». A force de repenser à la série, le spectateur attentif ne voit plus que l’Expérience et embrasse son destin : en être le cobaye télévisuel, conditionné par une réalisation hypnotique et une série d’événements qui le maintiennent captif et alimentent sa paranoïa. L’abandonnant, une fois pleinement instruit, à la merci d’un monstre à deux têtes : son doute ludique sur la fiction et sa défiance terrifiée sur le monde.