De quoi ça parlait, au fond, True Detective ? Au-delà de toutes les théories qui se sont effondrées comme château de cartes lors du dernier épisode, de toutes les fausses pistes et des questions sans réponses, quel était le sens de cette fiction qui a réveillé la soif d’interprétation des spectateurs comme aux grandes heures de Twin Peaks ou Lost ? Le polar existentiel de Nic Pizzolatto ne peut-il pas se lire, à un certain niveau, comme une épopée philosophique qui conduirait des ténèbres à la lumière, et s’appuierait sur une tripe quête : de soi, de l’autre, et du Grand Autre ?
La première chose qui frappe, au commencement de la série, c’est l’effet plastique du passage du temps sur le visage de Rust Cohle, le personnage joué par Matthew McConaughey – qui semble à lui le seul le sujet des trois premiers épisodes : en 1995, c’est un un type glabre et mystérieux, mutique et méthodique ; en 2012, une épave alcoolique à la peau tavelée, qui mange les consonnes comme un cow-boy son boeuf séché, siffle, claque la langue, et baragouine pour lui-même des discours insensés sur la vie et la mort – le genre que l’on imagine bien vivre dans une caravane défoncée au milieu des détritus de bières, le fusil sous l’oreiller. Son collègue Marty Hart (Woody Harrelson), lui, n’a pas trop bougé, mais on comprendra plus tard que sa transformation a été intérieure : la rencontre avec son « partner » aura fait voler en éclat ses certitudes en même temps que son mariage. A sa décharge, elle aurait bouleversé n’importe qui se serait frotté quotidiennement au pessimisme ravageur de Rust Cohle.
C’est la première spécificité thématique de la série, celle de professer une philosophie d’une noirceur inouïe. Consubstantielle au genre « polar », cette vision crue et impitoyable de l’ordre du monde s’expose rarement en tant que telle : True Detective l’explicite longuement, avec une morgue parfois toute professorale. On trouve chez Rust Cohle du Schopenhauer (« La meilleure chose que puisse faire notre espèce est de renier ce pour quoi nous sommes programmés, arrêter de nous reproduire, et marcher main dans la main vers l’extinction finale »), du Cioran (« Pense à l’hybris qu’il faut pour arracher une âme au non-être, l’enfermer dans ce morceau de viande et l’expédier dans cette grande batteuse… En mourant, ma fille m’a soulagé du péché d’être père »), des professions de foi d’un rigoureux athéisme (« Être obligé de se raconter des histoires qui violent toutes les lois de l’univers, simplement pour tenir le coup… Qu’est-ce ça nous dit sur la vie, à ton avis ? »), des recours fréquents aux sciences, qu’elles soit humaines (« Certains anthorpologues linguistes pensent que la religion est un virus langagier qui recâble les circuits du cerveau, et inhibe la pensée critique ») ou dures (la subtile théorie de la « M-brane »).
Qu’on se le dise, donc, l’individualité est une fiction, rien n’est jamais accompli dans l’éternité du vouloir-vivre aveugle, l’enfantement est un péché. Et puis la naissance est une chute, une déchéance dans la boucherie à ciel ouvert de la chair, parce qu’un vrai pessimiste n’est rien sans un zeste de poésie gnostique (on y reviendra). Mais ce commentaire philosophique permanent de ce que l’on voit disparaît tout à fait au second tiers de la série. Car à l’omniscience de Rust Cohle succède une impuissance à comprendre, qui est à la fois celle des enquêteurs et du spectateur. Lorsque la narration montre un décalage entre le récit des faits en 2012 et leur déroulement réel en 1995 (l’assassinat des frères Ledoux), il ouvre la brèche de la suspicion, celle que l’on ne nous dit pas tout, dans laquelle va s’engouffrer le petit peuple des détectives d’internet.
Commence alors une seconde série, que ses créateurs n’ont sans doute pas anticipée, et qui appartient à ses spectateurs, une série qui parlerait de tout autre chose que ce qu’elle montre, et dont seuls quelques initiés auraient la clé. Sitôt qu’un blogueur américain eût attiré l’attention sur « la référence cachée qu’il faut à tout prix connaître pour comprendre True Detective », nommément Le Roi en jaune de Robert W. Chambers, recueil de nouvelles post-gothiques de 1895, la folie interprétative gagna le net comme la fièvre (jaune). On alla chercher les sources jusque chez Ambrose Bierce (« Un habitant de Carcosa », 1887), et on en retrouva des échos chez Lovecraft (« Celui qui chuchotait dans les ténèbres », 1931). Jusqu’ici simple polar, True Detective prenait une dimension fantastique et semblait être accompagnée d’un sous-texte littéraire qui plongeait ses racines dans la tradition américaine de la « weird fiction », cette généalogie d’auteurs qui, de Edgar Allan Poe à Thomas Ligotti, en passant par Clark Ashton Smith et Howard Phillips Lovecraft, met en scène les horreurs insondables qui hantent les lisières de ce monde. Le Grand Autre que la série voudrait nous faire rencontrer, ce seraient d’abord les Grands Anciens, la race primitive venue d’ailleurs : arrière-plan mythologique qui persuada à peu près tout le monde que, dès lors, rien dans la série n’était laissé au hasard, et que chaque plan était à revoir, décortiquer, analyser, car le sens profond de l’œuvre n’était pas littéral mais ésotérique, et que l’atteindre demandait une patiente exégèse, qui passerait par l’épuisement de toutes les théories possibles. En somme, les « vrais détectives » à compter de la mi-saison, c’était nous.
Si Nic Pizzolatto venait un jour à nier que ce jeu d’enquête ait été intentionnel, comme il a commencé à le suggérer, on pourrait lui reprocher une certaine mauvaise foi. True Detective est littéralement bourrée de pseudo-indices, de dialogues à double sens, de symboles équivoques, qui semblent en permanence faire des clins d’œil au spectateur. Comment croire, pour prendre un exemple parmi cent, que le prêcheur de l’épisode 3 fait le signe de croix à l’envers par hasard ? Ou qu’un des ex-membres de la congrégation du Révérend Tuttle s’appelle « Austin Farrar », ce qui n’est qu’à une lettre d’Austin Farrer, théologien anglais et grand ami de C. S. Lewis ? Ou que la caméra de surveillance montrant le suicide du braqueur de pharmacie dans l’épisode 5 indique la date du 04.01.2002, Cohle ayant de nouveau étant mis en contact avec le Roi en jaune la veille, le trois janvier, soit sept ans jour pour jour après la découverte du corps de Dora Lange, quand connaît la symbolique du chiffre 7 ? True Detective est un show trop conscient de lui-même pour ne pas avoir disséminé délibérément ces éléments.
Sauf que. Au final, rien de tout cela ou presque ne se révélera pertinent pour la compréhension de l’enquête, pas plus que pour une éventuelle signification allégorique de la série (en attendant peut-être l’interprétation révolutionnaire qui transfigurera l’ensemble). Il semble en fait qu’on se soit emballé un peu vite. L’arrière-plan mystérieux est là, pas de doute, mais davantage comme atmosphère que comme élément d’intrigue. On pensait être confronté à un culte archaïque sacrifiant à une divinité mauvaise, une sorte de Cthulhu exigeant le sang des femmes et des enfants ; on n’aura qu’un détraqué façon « Leatherface » pourrissant dans un marais fétide, qui ne tue et torture vraisemblablement que par déviance. Sur le reste, aucun éclairage.
Alors se pose la question de savoir sur quoi portait réellement True Detective. Si toutes les théories qui la connectaient à une surnature maléfique se retrouvent la tête dans l’eau à la fin, faute d’éléments pour les nourrir, et si aucun twist sorti du chapeau n’est venu donner un sens à l’intrigue autre que celui d’une enquête policière (du genre, « Hart est en fait le Roi jaune », ou « Cohle et Hart sont la même personne »), qu’est-ce qui nous était véritablement montré pendant huit épisodes, et devait à tout prix prendre fin (la deuxième saison changeant de décor et de personnages) ?
Notons tout d’abord qu’une grande partie de l’ambiance crépusculaire de la série, toujours à deux doigts de verser dans le surnaturel, vient de la puissance mythologique de son décor, cette côte sud de la Louisiane régulièrement dévastée par les éléments, qui est aussi une terre de spiritualités déviantes, entre vaudou, santeria, et syncrétismes chrétiens : région chargée en phénomènes étranges et possiblement menaçants, comme le Vermont pour Lovecraft ou le Maine pour Stephen King. Magnifiée par des plans aériens qui l’investissent d’une grâce à la Malick, elle apparaît toutefois comme un lieu brisé, saccagé par les ouragans (Andrew, Katrina), balafré par les pipelines et les raffineries, et constamment recouvert d’un ciel de plomb.
C’est que, au-delà des références à une esthétique balisée, qui renvoie à l’imaginaire cinématographique de l’horreur chez les rednecks, Pizzolatto fait de la Lousiane le symbole d’une Amérique à l’abandon, subissant les crises successives (économiques et écologiques) avec un fatalisme résigné, loin des préoccupations de ses gouvernants. Il déclare en interview : « Je pense que True Detective dépeint un monde où les faibles (d’un point de vue physique ou économique) sont perdus, écrasés par des rouages diaboliques situés quelque part derrière le monde visible, des rouages actionés par l’avidité, la perversité, et les systèmes de croyances irrationnels ; or ces âmes perdues habitent une frontière éreintée, un littoral brisé et assiégé par la pollution industrielle et les détritus, qui se noie petit à petit dans le Golfe du Mexique. Et dans des endroits comme celui-ci, où l’économie va mal et où l’éducation n’est pas à la hauteur, les femmes et les enfants sont généralement les premiers à souffrir. » Le morceau qui accompagne le générique s’appelle « Far From Any Road », et parle d’une plante qui pousse tant que bien mal sur une terre viciée (« empoisonnée » par le « créosote ») : c’est assez clair.
Mais True Detective a encore une autre signification : lorsque dans le dernier tiers de la saison, les inspecteurs qui interrogent Hart et Cohle commencent à formuler des doutes à propos de ce dernier, dont la bizarrerie même finit par le rendre suspect, la question de savoir qui il est vraiment nous donne un indice sur la nature du récit. Car l’enquête était aussi depuis le début une quête de soi, vécue par les deux personnages principaux sur des modes radicalement opposés. Tandis que Cohle ne cesse de répéter qu’il « sait qui il est », qu’il « s’est trouvé », et qu’il ne croit pas au devenir, mais à une stase générale où tout se répète éternellement, et où le temps n’est qu’une vue de l’esprit (« Where there is no time, nothing can grow, nothing can become, nothing changes »), Hart subit une suite de violents changements qui l’amènent à reconnaître sa véritable nature, cachée sous le vernis hypocrite de l’image du pater familias honnête et stable. Le personnage joué par Woody Harrelson est soumis à une violente ascèse qui le dépouille progressivement de ses caractères (père, mari, flic) pour en faire un homme nu, seul, mangeant des plats préparés devant la télé. Et alors, ce diable de Rust Cohle semble avoir encore raison : la vérité de chaque être est dans l’indistinction, la perte des déterminations, car la vie individuelle est un « un rêve qu’on a fait depuis une pièce fermée, le rêve d’avoir été quelqu’un ».
Mais cette quête identitaire, qui ne semblait concerner que Marty, voilà qu’elle vient toucher Rust Cohle in extremis, au terme d’un finale qui, évidemment, a déçu la majorité d’un public dont les attentes étaient devenues démesurées. Fin controversée, mal aimée, bâclée, frustrante, trop niaise, trop joyeuse, trop religieuse, on a à peu près tout reproché à cet épisode 8, comme à la fin de Lost en son temps. Pourtant, et contrairement à ce que l’on pouvait attendre d’un Pizzolatto rétif aux sur-interprétations des fans, ce clap de fin a l’immense mérite de ne fermer la porte à aucune théorie : même si le prétendu « Roi en jaune » est mort, on ne sait pas s’il existait une véritable conspiration en haut-lieu, ni qui étaient les gens masqués qui participaient aux rituels, ni pourquoi, en fin de compte, le corps de Dora Lange a été exposé ainsi. Si la série n’a jamais franchement basculé dans l’horreur surnaturelle, elle n’en dément rien non plus, laissant au spectateur le soin de déterminer si tout l’arrière-plan occulte et fantastique était effectivement là (et de nombreux indices incitent à le penser), ou si ce n’était encore qu’un effet de l’imagination, un autre « rêve dans sa tête ».
Au bout de ce finale, il y a donc la discussion entre Cohle et Hart, sur le parking de l’hôpital. Elle aussi a fait grincer des dents. Touché par une lumière divine inattendue, le pessimiste-athée qui méprisait les croyants engoncés dans leurs superstitions, ressort de sa « Near Death Experience » la bouche pleine de balivernes théologiques. « Death is not the end » l’avait prévenu une vieille folle, et effectivement, non seulement Cohle a ressuscité, mais il a vu l’Amour-sans-bornes qui constitue le fond de l’Être. Après être une première fois sorti de lui-même pour rencontrer l’autre (quand il demande de ses nouvelles à Marty, même ce dernier est surpris), il est sorti de la vie pour rencontrer le Grand Autre : Dieu. Cul-cul ? Oui et non. Oui parce qu’on s’énerve de ne jamais voir une œuvre assumer un athéisme complet, qui nous épargnerait les bondieuseries habituelles. Et non, parce que le couplet de Cohle a quand même des accents hétérodoxes, qu’aucune Église officielle n’accepterait.
Bizarrement, on en revient à Lost, et à cette évocation d’un combat éternel entre la lumière et les ténèbres, le blanc et le noir, qui relie ces œuvres à la tradition gnostique, du « Chant de la perle » à Sohrawardî. Cohle expérimente alors dans sa chair ce qu’il énonçait abstraitement depuis le début : le mensonge de l’individualité, la malédiction de l’incarnation. Et c’était peut-être lui, ainsi, qui était le sujet de l’initiation, lui qui fond en larmes à l’ultime moment, après avoir affiché une maîtrise de soi inhumaine pendant huit heures. Huit heures d’une noirceur rare, comme un long tunnel de désespérance, au bout duquel jaillit une petite lumière… est-ce un si optimiste que cela ? La question reste ouverte, et il est évident que le « happy end » n’a rien de satisfaisant au regard des bases philosophiques sur lesquelles la série s’est d’abord édifiée. Il nous permet néanmoins de dégager la structure ternaire de l’édifice final, qui s’organise comme suit : un premier tiers plongé dans les ténèbres, un second qui soupçonne que les ténèbres ont un double fond, un dernier qui parvient à saisir la lumière cachée au fond des choses. Structure de dévoilement qui est le canevas de tout récit d’initiation, adapté au monde moderne pour intercaler, entre le désespoir matérialiste et la révélation divine, les fausses pistes de l’occulte (le New Age). Peut-être, en somme, que True Detective est moins classique que traditionnel. Mais après une seule saison, difficile d’affirmer quoi que ce soit… Vivement la suite.