C’est ce qui s’appelle un mauvais timing : alors que True Detective n’a pas fini d’être diffusé, et qu’on est loin d’en être remis (chronique à venir, après le dernier épisode), The Red Road risque de passer inaperçue. En 2013, année pourrie s’il en fut, elle aurait monopolisé l’attention. Diffusée par Sundance, la chaîne qui a su transformer son coup d’essai avec l’intrigante Rectify, cette « route rouge » n’est pas seulement celle du sang, qui marquerait son appartenance au genre « polar », c’est surtout celle qui mène en territoire indien, chez une tribu Lenape des montagnes Ramapo, à la frontière de l’État de New York et du New Jersey. Le scénariste et producteur Aaron Guzikowski, dont on sait vaguement qu’il a écrit le « Prisoners » de Denis Villeneuve en 2013 (une honnête série B), avoue en interview être fasciné par cette communauté mal connue, qui vit en pleine forêt à vingt minutes de New York et n’est toujours pas reconnue officiellement comme tribu Indienne par l’État fédéral. C’est la première fois que le sujet des « native americans » est abordé de front à la télé US ; seul Banshee, peut-être, dans son étude foutraque des identités rurales, avait su leur faire une place.
En 2014 donc, les Indiens parlent tous anglais, suivent le foot, et boivent comme des trous. C’est une communauté écartelée entre l’envie de préserver les traditions (le rassemblement Pow-Wow en ouverture) et le sentiment fataliste d’être coupé de son passé glorieux, en dépit d’un sentiment de fierté qui apparaît de plus en plus comme mal placé (« enlève-moi ces peintures ridicules »). A l’image du surpuissant comics « Scalped » de Jason Aaron (Vertigo), The Red Road dépeint un peuple défait par l’histoire qui entretient un rapport pathologique à la modernité, fait d’addiction, de nihilisme, et de toutes les formes de délinquance possibles. Au cœur du récit, un franc-tireur, le placide Philip Kopus (joué par Jason Momoa, l’éructant Khal Drogo de Game Of Thrones), récemment sorti de prison et versé dans d’obscurs trafics, rentré chez les siens couvrir un meurtre (celui d’un jeune New-yorkais blanc, noyé secrètement par un Indien et porté disparu). En face, la famille Jensen, blanche, mariée-deux-enfants, le père policier local, la mère en dépression. Jean Jensen (jouée par Julianne Nicholson, qui troue l’écran) se remet en effet difficilement de la perte de son frère… noyé dans un lac des années avant par le même Philip Kopus (d’où la prison, même si ce dernier se défend de toute responsabilité). Deux familles face-à- face donc, incarnant deux communautés pleines de reproches l’une envers l’autre. Rancœurs insurmontables, renvoyant à des crimes d’un autre temps, qui empêchent tout dialogue et favorisent le repli communautaire, la méfiance, la haine : une histoire de l’Amérique.
Pour mettre en place ce drame surchargé symboliquement, la production a eu la bonne idée de faire appel à James Gray, l’homme qui filme les traumas familiaux comme des polars, et inversement. Discret, le réalisateur de La Nuit nous appartient réussit à glisser quelques plans faits maison, comme ce hangar filmé à la manière d’une église, avec ses traits de lumière obliques et son autel. Une ambiance lourde et sépulcrale qui imprègne le reste du pilote, planté d’arbres solennels et plombé par un ciel menaçant, pour un ensemble très sobre, dénué de tout humour. La véritable intrigue démarre au dernier tiers de l’épisode, quand Jean Jensen, hystérique, gagnée par la peur panique d’avoir perdu sa fille comme elle avait perdu son frère (la gamine est partie se baigner dans le lac maudit avec son petit ami indien – quand on vous dit que c’est chargé !), prend un pistolet et débarque en mode cow-boy chez les Indiens, avant de renverser un jeune natif en voiture. Les tensions, tant communautaires que familiales, sont donc appelées à s’exacerber, dans ce monde rural en pleine crise de nerf, sombre, violent, frappé par un contexte économique difficile, et, comme si ça ne suffisait pas, implanté sur un site bourré de déchets toxiques (authentique). Il y a de quoi faire donc, et comme les films de James Gray, peut-être faudra-t-il attendre un peu pour apprécier à juste valeur cette série sans tape-à-l’oeil, qui pourrait revendiquer la place de deuxième meilleure série de l’année. Oui parce que, pour l’instant, on a un peu la tête ailleurs.