The Americans part avec un lourd handicap : on sait que le mur de Berlin est tombé, puis le communisme en tant que système, et on est tous capable de replacer quelques mots de The Wind of Change même ultra bourrés à une soirée karaoké. De fait, à quoi bon nous narrer les péripéties d’un couple d’agents du KGB qui feint d’incarner le couple d’américains moyens (marié, deux enfants) en pleine guerre froide sous Reagan ?

 

La série recèle un propos bien plus subtil que son pitch. Malgré l’expertise de Joe Weisberg, son showrunner ex-agent de la CIA, The Americans est autant une série sur la partie d’échecs intra-muros entre « le monde libre » et « l’empire du mal » soviétique qu’une prodigieuse réflexion sur le mariage. Dès le départ, l’union d’Elizabeth et Phillips Jennings est un arrangement, un leurre dont ils occultent la valeur jusqu’à ce que une fois « posés », ils la questionnent en adoptant des initatives en marges de ce que leur demande Moscou. À contrario des personnages de séries socio-historiques (dont Mad Men représente le pinacle), les Jennings représentent l’archétype du couple moderne dont les deux membres sont soumis, « prostitués » (comme dans tout travail) à la cause de leur employeur (ici commun), une entité supérieure. La famille n’est ici qu’un outil, une couverture, un vernis sans cesse en voie de craquèlement. Plus loin, cette réflexion sur le couple réduit à sa fonction de représentation sociale normative a ceci de fascinant qu’elle rejoint celle d’une déconstruction du patriarcat où, pris dans la spirale du devoir envers la mère patrie, les conjoints sont, de fait, naturellement égaux.

 

Pour étayer son propos, The Americans peut compter sur une interprétation sans fausse note et une direction artistique du même niveau, restituant intact le goût pour les costumes gris-beige, les bureaux encombrés d’ordinateurs moins sexy que le Minitel et les postiches seyants (espionnage oblige !). Elle tient aussi là, dans le contexte des années 80, le gage de son réalisme. Les agissements parfois violents du vrai-faux couple des Jennings n’auraient pas fait illusion très longtemps à l’heure de Facebook, des vidéos de surveillance urbaine omniprésentes et du smartphone.

 

Mais là encore, c’est une violence ambivalente. A mesure que les Jennings remettent en cause les ordres de leur hiérarchie et prennent des risques pour assouvir des desseins personnels, ils se découvrent finalement l’un l’autre en tant qu’alliés (Keri Russel et Matthew Rhys, impeccables). Depuis le ventre mou des 80’s, The Americans illustre ainsi une modalité conjugale on ne peut plus contemporaine: c’est après de longues années à être ensemble en suivant à la lettre un modèle familial factice (le cauchemar tranquille de l’American Dream ?) qu’émergent les termes d’un véritable contrat moral hors des normes et des laïus débilisants sur la pérennité du mariage. Où la plus grande victoire n’est pas le bonheur ronronnant de la suburban life mais le fait d’exister en tant qu’individu libre pourtant écartelé par plusieurs systèmes de valeurs. Où le plus grand péril n’est plus de commettre l’adultère mais de se tromper d’ennemi.