Et puis, dans ce fatidique épisode 10 de la saison 2, “Over” l’impensable arrive. Le cancer de Walter est en rémission, une dernière opération chirurgicale devrait l’en débarrasser pour de bon. Son partenaire dans le crime, le jeune Jesse, l’en félicite. That’s awsome, man. C’est bon. Ils vont pouvoir arrêter ce dangereux business. Ils ont amassé assez d’argent pour vivre confortablement. Walter va vivre, voir grandir sa fille et sera en mesure de payer des études à son fils handicapé. Sa femme, sa famille, ses amis sont réunis autour de lui et fêtent sa future guérison à grandes rasades de piña coladas. A la demande générale, pour seul toast qu’il semble porter bien malgré lui, il dit : “Quand j’ai eu mon diagnostique – cancer – je me suis dit, vous savez… “Pourquoi moi ?!” … Et puis, l’autre jour, quand on m’a appris la bonne nouvelle… je me suis dit la même chose”. S’en suit un silence gêné. Plus tard Walter, bourré au bord de la piscine, provoquera un léger incident de famille avec son fils et son beau-frère. Walter a tout ce qu’il voulait. Walter va mal. Très mal.

 

This is my territory

 

Les jours suivants, au lieu de reprendre le travail -son poste de prof de chimie – il remplace le chauffe-eau et entreprend des travaux d’assainissement du sous-sol pour des moisissures qu’il est bien le seul à voir. A noter, dans un laspsus vestimentaire cocasse qu’il porte plus ou moins la même tenue, combinaison en vinyle et masque à filtration, que celui qu’il utilisait quand il fabriquait avec Jesse la méthamphétamine. Pour les besoins de ses travaux, il passe dans un magasin de bricolage et soudain reconnaît dans un caddie le matériel nécessaire pour “cuisiner” (en anglais “to cook”, le terme employé pour désigner la fabrication de la métamphétamine). Il s’en suit une scène surréaliste où Walter interpelle le propriétaire du caddie pour critiquer le choix des allumettes employées dont on extrait le souffre pour la production de la drogue. Le type en question, aux allures de junkie, abandonne son caddie et quitte précipitemment le magasin, sans doute convaincu d’avoir été abordé par un flic. Walter va à la caisse avec ses deux pots de vernis anti-moisissures, les abandonne brutalement et sort sur le parking à la recherche du junkie au caddie. Il le trouve avec ce qui semble être un associé et déclare d’un air ouvertement menacant “C’est MON territoire”.

 

 

Moment de transition scénaristiquement parfait où, dans le même corps, le prof de chimie (ce ne sont pas les bonnes allumettes !) laisse place à l’entrepreneur dans le crime organisé  (c’est mon territoire !) accompagné, submergé, par la musique du groupe TV on the Radio dont les paroles contiennent en substance tout le destin de Walter White/Heisenberg.

 

Le chien veut un os

 

C’est une version cuttée qui accompagne la marche de Walter vers le parking. Que dit le morceau original ? Tout d’abord c’est un morceau en trois parties ou trois actes, qui va crescendo dans la violence des images et de la harangue. Son titre, DLZ, est à la fois assez explicite – se prononce “deals”, accords commerciaux – et interprétatif. Dawn of a Loser forever (l’aube d’un perdant éternel), le motif vocal final et répété qui clôt le morceaux se retrouve dans le titre lui-même. Les deux premières lettres DL renvoient à Dawn of a Loser, tandis que la lettre Z, dernière de l’alphabet, nous ramène à l’idée de la finitude, du “forever”. Le premier couplet du morceau s’ouvre sur une analyse comportementale ironique: “Félicitation pour le bordel dont tu es responsable” et se conclut par une métaphore “On dirait que le chien veut un os”. Les os ne nourrissent pas, c’est une récompense. Walter White ne veut pas simplement être nourri, il veut être crédité pour faire ce qu’il faut pour mettre sa famille à l’abri du besoin. Lui succédent des “lalala” enfantins mais moins innocents qu’il n’y paraissent. Les premiers vont en montant vers un enthousiasme de comptine joyeuse (la richesse ?), les seconds sont clairement descendant, dépressifs (l’addition morale à régler pour cette richesse?). Le deuxième couplet va plus loin en démontant la logique psycho-économique à l’oeuvre. Il y est question d’une aliénation de ses propres valeurs résumable à “la fortune s’efforce de combler le vide qu’elle nourrit” avant de revenir à la métaphore canine “on dirait que le chien a perdu la tête”. A force de poursuivre son but, Walter White l’a perdu de vue. A ce point de la série, il l’a atteint mais ce n’est plus suffisant.

 

Explosion statique

 

De nouveau la comptine. Puis un motif récurrent, crépusculaire “Ca commence à ressembler au blues de longue haleine du jamais”. De quoi ce “jamais” est-il la condamnation, la mise à mort ? Celui de l’avidité et de l’orgueil. Walter White n’aura jamais assez d’argent. Walter White est fier – comme jamais il ne l’a été de toute sa vie de quoique ce soit d’autre – de son produit (pourtant socialement destructeur, cf. l’épisode très Trainspotting où Jesse se retrouve otage d’une famille où se défoncer passe avant l’obligation de nourrir un enfant). Il le dira de nombreuses fois et bien plus tard emprunt d’une réserve faussement modeste à sa femme “I was good at it” (j’étais bon dans ce domaine). Cette deuxième partie s’achève sur le constat faustien, annonciateur de toutes les barrières morales que Walter s’apprête à franchir, de manière glaciale, dirait-on “sans efforts” : “Explosions statiques dévolues à écraser les faibles et à enterrer leur âmes pour en faire des fantômes”. C’est exactement ça. Le terme paradoxal “Explosions statiques” renvoie au manque d’empathie grandissant de Walter face aux victimes collatérales de son business. Si c’est une explosion, il devrait y avoir des dégats et des débris. Du carnage. Mais non. C’est une explosion statique. Comprendre un drame, aux yeux de Walter, sans conséquences. Celui qui paye la dette morale de leur association, celui qui contemple les ruines, c’est Jesse.

 

Never mind, Death professor

 

Et c’est précisement lui qu’on imagine prendre la parole dans la troisième partie poussée à ébulition, frénétique, du morceau de TV on the Radio.  Dévoré de l’intérieur par la complicité passive dans les crimes de son mentor, il finira se retourner contre lui.

“Never mind, death professor”/“On s’en fout, professeur la mort” motif recurrent, vindicatif, glacant. “Ta structure est bonne, ma poussière est mieux” tout est dit. Walter White a la méthode, la rigueur. Jesse Pinkman a lui encore une âme… même si les cadavres laissés le long du chemin l’ont réduite en poussière. La poussière de la matière sensible vaut mieux que le vide de la méthode. Penchons nous un instant sur le choix du pseudonyme que choisit White pour son ascension dans le monde du crime organisé: Heisenberg. Wikipédia nous dit en substance: Werner Heisenberg  était un génie, le père de la physique quantique qui décide de rester dans l’Allemagne nazie pour préparer l’après-guerre. Ses travaux préfigurent dès 1941 la bombe atomique mais il s’oppose moralement à l’idée de la concevoir. Et il se brouille violemment avec Niels Bohr qui rejoindra plus tard le projet Manhattan avec la finalité historique, infiniment inhumaine que l’on sait. Hiroshima. Nagasaki. Rien à ajouter.

Sans le savoir, Walter White rejoint le destin de son pseudonyme dans l’état d’ivresse scientifique déconnectée des conséquences de ses découvertes ou des ses productions.

Les victimes de Walter, le Death Professor, sont elles aussi “atomisées” comme en témoignent la récurrence “Your victim flies so high” (ta victime s’envole si haut) suivie de déclinaisons de la même phrase affirmant l’impossibilité de savoir qui sera la prochaine personne sacrifiée. La dernière strophe, rageuse, enfièvrée substitue “Your victims fly so high” par “Your fiction flies so high” immédiatement suivie de “Y’all could use a doctor, who’s sick ? Who’s next ?” (Ta fiction part si haut, vous devriez tous voir un médecin, qui est malade ? à qui le tour ?). Le propre de la fiction et du mensonge est de diviser l’individu en entités distinctes mais également perdues, psychologiquement égarées. Heinsenberg, le dealer n’aurait jamais donné des conseils de fabrication à un junkie croisé au Bricorama du coin. Walter White le prof de chimie n’aurait jamais osé menacé un dealer sur un parking. Un conflit d’intérêt pas si schizophrénique que ça à la lueur de l’ultime confession de Walter White à sa femme. Au fond, Heinsenberg est l’élan de vie le plus fort, intense, nietzschéen de la personnalité de Walter White.

 

My Baby Blue

 

Et puis enfin, retour au calme “Ca commence à ressembler au crépuscule d’un perdant éternel”. Walter White va tout perdre. Sa famille, sa respectabilité, une grande partie de ses richesses. La seule chose qui lui reste en fin de compte (on serait tenté de dire au bout du conte) est la qualité du produit parce qu’il en a transmis la méthode de fabrication à Jesse. Lui restera comme le porteur de son héritage. En cela son vrai fils est Jesse. Et aussi tragique soit-il, le destin de Heinsenberg (le dealer) était de produire la meilleure métamphétamine possible. Celui de Walter White (prof de chimie) était de transmettre son savoir. L’immense fierté de sa réalisation l’aura fait passer de père sacrificiel à celui de pyromane de son propre foyer. 

“Over” restera dans la chronologie de la série l’épisode du basculement existentiel de son principal protagoniste. A ce sujet, Il est amusant ou déplorable de constater que son titre à été traduit en français par “Introspection”. Non sens total, il n’en est nullement question ici. Aucun recul sur lui-même. Aucune remise en question. Aucune prise de décision rationnelle. La dissonance cognitive qui avait permis à Walter White de surmonter moralement la culpabilité de ses crimes est sur le point de s’éteindre. Il n’en a plus besoin, quelque chose d’autre à pris le dessus (“Over”) dont les paroles prophétiques de DLZ racontent le point de non retour, l’odyssée sanglante et la conclusion tragique. Et pourtant, nous n’en sommes qu’au 17ème épisode des 62 qu’en compte Breaking Bad. Walter a tout et ce n’est plus suffisant.

This is beginning to feel like the long winded blues of the never.

 

TV on the Radio – DLZ (Album: Dear Science – 2008 – Interscope)

Congratulations on the mess you made of things

I’m trying to reconstruct the air and all that brings

And oxidation is the compromise you own

But this is beginning to feel like the dog wants a bone, say

 

Lire la suite des paroles ici