Il y a une quinzaine d’années, HBO a transcendé le concept de série TV avec une suite d’œuvres magistrales, empruntant autant au cinéma qu’à la télévision pour transformer des genres abusant de procédés entrés dans l’imaginaire collectif en objets atypiques servis par un slogan illustrant parfaitement leur statut si particulier: « It’s not TV. It’s HBO ». The Sopranos, Deadwood et, surtout, The Wire ont ainsi marqué l’émergence d’une nouvelle façon de faire de la série TV, s’émancipant du feuilleton procédurier pour accéder au statut de véritable objet culturel. En digne héritière de cette noblesse télévisée en fin de règne (HBO avait cessé d’utiliser le slogan ces dernières années), Game of Thrones sublime elle aussi un genre connu mais marginal – la fantasy, jusque là servie par le médium sous forme de kitcheries grotesques – en adaptant (chose que l’auteur lui-même pensait impossible) la saga colossale de G.R.R. Martin, qui pulvérise les siècles de dogmes littéraires et de codes que l’on croyait gravés dans le marbre depuis Tolkien, ses hordes d’imitateurs mièvres et ses Oscars.
Game of Thrones se déroule dans un univers médiéval alternatif où la magie et le fantastique ont peut-être existés, mais sont désormais relégués au rang de contes pour enfants. Sur le continent de Westeros, rassemblement hétéroclite de sept royaumes aux identités visuelles et culturelles distinctes, la paix est maintenue de force par le roi Robert Baratheon qui a unifié et pacifié ses royaumes vassaux à l’aide de sa masse d’arme et de son meilleur ami, Ned Stark, un suzerain tenant désormais le royaume du Nord. Un peu à l’image d’un Gérard Depardieu boursouflé, celui qui était autrefois un jeune premier puissant et charismatique s’est empâté au point de ne plus être qu’un gros lard, un véritable sac à vin inspirant le mépris de ses sujets et la convoitise de prétendus alliés qui ne rêvent que de s’asseoir sur son Trône de Fer.
Cette première saison passe une bonne partie de ses dix épisodes à présenter les « Joueurs » du Game of Thrones : les showrunners Weiss et Benioff réussissent l’exploit de peindre avec finesse la galerie pourtant extrêmement touffue de personnages imaginés par Martin, personnalités colorées aux passés complexes s’enchevêtrant dans une multitude de trames que l’on a initialement un peu de mal à suivre, mais qui sont ici développées de façon si organique que rien ne paraît forcé. Un léger effort de concentration (impossible de live-tweeter la série, lol) et on les connaît aussi bien qu’un natif de Westeros dès la mi-saison. L’un des traits majeurs de l’œuvre de Martin (et parallèle le plus criant avec The Wire) s’impose comme une évidence : les protagonistes ne sont pas manichéens car il n’y a pas de héros, seulement des être humains imparfaits, des « Joueurs » qui se débrouillent du mieux qu’ils peuvent avec les cartes à leur disposition. Sous ses airs de blockbuster tape-à-l’œil, c’est une série qui investit avant tout dans ses personnages dont on découvre petit à petit les « caractéristiques ». Mise en place d’un univers incroyablement dense oblige, cette première joue parfois à l’extrême sur notre impatience. On dira alors que le seul pêché mignon de Weiss et Benioff est d’avoir un peu trop facilement recours à la truelle pour peindre les nuances de gris tant convoitées à l’aide de scènes d’expositions un peu lourdes ; en particulier lors des deux premiers épisodes où les personnages passent une bonne partie de leur temps à déclamer la bible de la série en ripaillant ou en culbutant une courtisane quelconque.
Mais les rouages du « Jeu » se mettent très vite en marche, et l’intrigue virevolte avec une aisance rare entre les différents recoins de Westeros, richement mis en scène à l’aide d’une réalisation discrète au service des décors somptueux. Des plongées et contre-plongées immaculées instaurant une ambiance blafarde et hantée par la mort sur le Mur de glace géant séparant Westeros de ses voisins nordiques primitifs aux plans ocres surexposés filmés caméra à l’épaule dans les ruelles poisseuses de King’s Landing, la capitale-labyrinthe d’inspiration méditerranéenne, la série est une prouesse visuelle vertigineuse. Violence, gore et sexe débridé sont également de la partie, moult démembrements, décapitations et scènes d’orgies faisant honneur au moyen-âge « réaliste » dépeint par Martin : Game of Thrones n’est heureusement pas une adaptation édulcorée pour la TV. Rien de gratuit ici, cela dit : chaque scène « choc » a un sens plus profond, notamment les scènes de sexe qui sont l’occasion de découvrir les traits de caractères les plus importants de personnages ne se dévoilant que dans l’intimité, ou des pans d’une culture étrangère a priori absurde (les scènes entre Daenerys et Drogo). L’absence de scènes de batailles majeures (due à un manque de budget corrigé dans les saisons suivantes) n’est pas préjudiciable, le développement des arches narratives complexes étant clairement prioritaire vu l’ampleur du sujet.
L’intrigue principale, celle du « Jeu » auquel tous participent de gré ou de force, renvoie inévitablement à celle de The Wire. Le « Jeu » n’est d’ailleurs qu’un révélateur des thématiques chères à Simon : l’attrait universel du pouvoir, les luttes et comportements extrêmes qu’il engendre, la nature corruptrice de celui-ci et la ruine moral, sociale et économique que sa poursuite frénétique entraîne inévitablement. La confrontation entre la vision pragmatique de Robert et idéaliste de Ned lors de cette première saison fait singulièrement écho aux différences fondamentales entre Avon Barksdale et Stringer Bell, menant fatalement à la ruine des deux. C’est une vision particulièrement sombre de l’âme humaine que Martin, Weiss et Benioff exposent à travers ces complots incessants et désespérés, contrastant ainsi avec le style visuel coloré de la série. Autre parallèle frappant : la condition des pauvres accompagnant souvent les mésaventures des protagonistes. Majorité anonyme et dommage collatéral d’un système implacable auquel ils ne peuvent échapper, ils rappellent douloureusement les conséquences désastreuses du « Jeu » des plus puissants. En grattant ainsi sous le vernis fantasy, les parallèles entre Westeros et Baltimore se multiplient et l’on découvre une série au propos profondément structuré, étonnamment fin et pessimiste bien que raconté à travers un prisme faussement scintillant.
Série d’une ambition démesurée et d’une ampleur sans précédent, Game of Thrones raconte une histoire flamboyante et adulte en nous suggérant de la regarder avec nos yeux d’enfant. La première saison met en place l’identité de l’univers et les éléments du Jeu avec une virtuosité inattendue, et près de deux ans après sa diffusion sur HBO (la troisième sera diffusée en mars !), Canal+ permet enfin aux Français allergiques à Internet (version illégale) et aux coffrets DVD disponibles sur Amazon US/UK (version légale) de découvrir la série ayant offert une vraie crédibilité à la fantasy télévisée.