Depuis la publication de son ouvrage sur la Camorra de Naples et son adaptation cinématographique Gomorra, remarquée dans le monde entier après son Prix du Jury à Cannes, l’auteur Roberto Saviano est menacé et vit sous protection policière. Loin de s’en émouvoir, il poursuit son travail et sa quête de l’information, de la justice et de la vérité sur ces milieux opaques. A la base de cette nouvelle plongée dans les bas fonds de Naples, Gomorrhe moderne, une envie de l’auteur de raconter les histoires qu’il n’avait pu caler dans ses précédents travaux. A l’arrivée : une fresque criminelle enlevée, noire et sans concessions qui n’a rien à envier aux plus grands noms du genre. Sur fond de guerre des clans, de prise de pouvoir, de règlements de compte et de conflit générationnel entre vieux de la vieille et petits jeunes surexcités, Gomorra ne nous raconte fondamentalement rien que l’on n’ait déjà vu ailleurs mais le fait avec une maestria rarement atteinte.
Après un démarrage hold-up dès le pilote, la série ne fait que tracer sans jamais ralentir et nous offre en douze épisodes assez de storylines, de twists fous et de moments assez forts pour tenir au moins trois saisons dans une série plus calme et posée narrativement. Le revers de ce rythme endiablé, déjà présent dans Underbelly, radiographie australienne de l’histoire du crime organisé des antipodes, est une tendance aux raccourcis parfois gênants sur l’évolution des personnages (comme celui, central, de Genny, ce fils de parrain qui d’un épisode à l’autre passe de baltringue romantique à despote sanguinaire et avide de pouvoir) et des facilités d’écriture excusées par la générosité narrative de la série, son efficacité et sa sincérité. Clairement plus romanesque que le film, Gomorra est aussi une machine à iconiser ses personnages.
A l’instar de The Wire, les personnages que l’on rencontre dans Gomorra, du simple soldat au Don, sont des archétypes que l’on s’attend à croiser dans cet infernal système mafieux. Caractérisés avec juste ce qu’il faut d’humanité, aussi pathétique soit-elle, les protagonistes de la série, prisonniers de la Camorra, accentuent la froide efficience nimbée de cruauté de ce mode de vie. D’une noirceur inouïe, la vision des auteurs ne cède jamais aux sirènes du glamour et nous sommes loin des représentations, souvent fantasmées, de la mafia italo-américaine. Dans Gomorra, les morts font mal et la violence, omniprésente mais jamais complaisante, ne fait que contribuer au constat délètère de la série : le mal est tellement ancré à tous les niveaux de la société qu’il faudra beaucoup de courage à qui voudra s’en débarrasser. Il est d’ailleurs intéressant de ne pratiquement pas voir la police de toute la saison. Une absence qui en dit sans doute beaucoup.
Gomorra aurait pu n’être qu’une très bonne série criminelle de plus mais son aspect documentaire lui permet de tutoyer l’excellence. Plus en retrait et surtout moins didactique que les livres ou le film, cet aspect se greffe naturellement à l’univers et aux intrigues de la série qui nous ballade l’air de rien du côté des financiers de la mafia et leur capacité à gérer les flux d’argent mais aussi les flux humains lorsque la Camorra se retrouve confrontée aux immigrants africains, de plus en plus nombreux à Naples. Toujours tragique dans ce qu’elle raconte de ses personnages pour lesquels l’issue se trouve souvent au bout du canon d’une arme automatique, Gomorra se fait vertigineuse dans son propos politique : si le grand rêve Européen a été une bonne chose, ça l’a surtout été pour la pègre.
Une pègre décrite et analysée sous son jour le plus réaliste, ancrée dans la modernité facilitant les affaires de l’organisation mais aussi dans une tradition féodale où l’honneur et le respect sont les cache-misères moraux d’individus minables aux logiques et principes de vie tous plus foireux les uns que les autres (il faut en voir certains parler comme de véritables grenouilles de bénitier avant d’abattre des adolescents) et pourtant résolument humains. Tous ces personnages inadaptés et prisonniers d’une époque qui n’est pas la leur (méfiants de Facebook, leur place aurait été toute trouvée en plein moyen-âge) se croisent et se rafalent tout au long de la saison dans un jeu de massacre qui culmine dans une dernière partie embrassant totalement l’ampleur tragique de cette saga criminelle promettant, à grands renforts de cliffhangers tous plus excitants les uns que les autres, une seconde saison (prévue pour 2016) qui s’annonce comme un nouveau sommet.