Attention spoilers: cette chronique considère les saisons 2 et 3 comme vues.
C’est donc là que voulaient nous emmener Benioff et Weiss, showrunners admirables de Game of Thrones ? Vers un chemin de non-retour aussi définitif que la tête décapitée de Ned Stark, « héros » de la série que l’on présumait naïvement être immortel. Pourtant, les lecteurs de G.R.R. Martin le savent bien, le Trône de Fer n’est pas la fresque épique de fantasy affublée du manichéisme bon enfant inhérent au genre que l’on pourrait attendre. C’est un tout autre animal, structuré comme un projet minutieux de chronique médiévale, où la guerre n’épargne personne – pas même ceux qu’on croyait intouchables car « indispensables » à la continuité du récit. Eh oui: valar morghulis.
Avant d’arriver à ce fameux épisode 9 The Wire-esque, point de rupture qui a mis à feu et à sang les réseaux sociaux de par sa barbarie tellement inattendue, il a fallu passer par de nombreux chemins de traverse, sinueux et aveugles. La première saison parlait d’installation, celle de Ned changeant de statut pour devenir Hand of the King. Elle installait également sa galaxie de protagonistes, mais surtout la thématique motrice de son propos: le Jeu, auquel tous participent – qu’ils le veuillent ou non. Cette saison y revient à travers un épisode central, The Climb, magnifiquement amené par des showrunners outrepassant allègrement les limites posées par les livres de Martin. Littlefinger y explique à Varys que le chaos (provoqué par le Jeu) n’est pas un gouffre, mais une échelle – que chacun se doit d’escalader, maximisant ainsi sa réussite personnelle. Pour lui, il n’y a pas de Bien et de Mal, pas d’idéaux en vaillant la peine, pas de religions qui guident les gens. Seule l’individu existe, et ceux qui refusent l’escalade se mentent à eux-mêmes. The climb is all there is !
La seconde saison se concentrait quand à elle sur l’objet du Jeu – l’exercice du pouvoir – à travers un prisme linéaire. Alors que tous les Joueurs convergaient vers King’s Landing pour s’emparer du Trône, c’est le point of view quasi-constant de Tyrion, défenseur mal-aimé de la cité royale et Joueur méprisé par sa propre famille, qui nous accompagnait. Les ambitions des Joueurs mises à mal par le carnage du Blackwater, ils se retrouvent à fuir, à se chercher, obligés de battre à nouveau les chemins les plus divers. D’ailleurs il n’est presque question que de cela dans la saison 3 : le cheminement. Elle parle d’exils, crystallisant l’incertitude de la destination. Jaime et Brienne, fugitifs clopinant vers King’s Landing. Bran et sa frêle équipée, emmenés au Nord par des visions ésotériques. Jon Snow, amoureux mais doublement traître, escaladant le Mur dans le sens inverse. Arya tentant de rejoindre sa mère et son King in the North de frère, et qui en profite pour se construire en route. Sam et Gilly en fuite du péril zombiesque des White Walkers – seuls éléments sous-produits de la série soit dit en passant. Daenerys libérant une à une les villes-nations contrôlées par des esclavagistes.
D’où ces nombreux épisodes d’exposition, quasi-contemplatifs, posant laborieusement de solides rails vers un terminus inavouable. Ce moment aberrant et crève-cœur où les auteurs de Game Of Thrones ont rompu pour la deuxième fois un pacte fondamental avec les spectateurs: celui qui consiste à épargner invariablement les protagonistes identifiés comme appartenant aux « forces du Bien ». La saison de se conclure sur cette interrogation : « que reste-il après un massacre ? ». Personne n’est dupe du sang versé et de sa dette. Il en va de même des amants maudits (Jon et Ygritte) comme de Tyrion et de la froide lucidité qu’il oppose à son présomptueux père si fier de ses manigances sanglantes.
Et c’est là où les lecteurs de la saga rejoignent les spectateurs de la série. Qu’importe le niveau de connaissance de l’univers et des intrigues posées par G.R.R. Martin. Alors qu’un adage bien connu des fans de GoT dit qu’« un Lannister paye toujours ses dettes », le final de cette saison 3 nous laisse à tous un arrière goût d’addition non réglée. Et elle s’incarne peut être finalement ici, la logique narrative du Game of Thrones à la sauce HBO : nous abandonner, à chaque fois, une année durant, dans l’attente d’une justice divine. Mais les dieux sont hors zones, sur répondeur et nous laissent dans l’espoir d’un rééquilibrage des forces pour toujours trahi. Il nous faut faire deuil du sens de l’équité. Et si finalement, nous nous sommes surtout préoccupés de savoir qui va gagner après, la mirifique saga de HBO de s’imposer – c’est toute sa modernité – comme un terrible, impitoyable Memento Mori.