On ne va pas se priver de faire du prosélytisme : allez-y, courez-y. Car rencontrer directement l’œuvre de Mark Rothko -qu’on n’avait pas vu en France depuis 1972- est une expérience physique, sensorielle, émotionnelle, d’une rare intensité. Quiconque a été confronté à cela, tente, comme il le peut, de traduire cette sensation si particulière d’absorption et d’engloutissement dans ces grands rectangles de couleurs irradiantes, si caractéristiques de sa période dite classique, celle des années 50-60. L’œuvre de Rothko produit sur le spectateur à la fois un oubli de soi -sorte d’abandon sensoriel- en même temps qu’un profond recueillement. Cette magie si particulière est obtenue par des moyens exclusivement picturaux : soit l’intime dialogue de grands champs colorés, contenus dans de vagues rectangles. Jaunes irisés mangés par des blancs d’ossements, rouges incendiaires bordés de bistres ou d’orangés, noirs spectraux ? La couleur, posée en glacis transparents, portée par une matière picturale d’une incroyable finesse et une touche expressive devient hypnotique. « Le réel génie de Rothko est d’avoir créé à partir de la couleur un langage de sensations », résumait le peintre Robert Motherwell.
Membre fondateur de l’expressionnisme abstrait, qui naît à New York dans les années 40, Rothko comme Pollock ou Motherwell a délaissé la figure pour laisser affleurer « l’émotion esthétique » (la grande affaire des expressionnistes abstraits). « Mes tableaux renvoient à l’échelle des émotions humaines, du drame humain, autant que je suis capable de l’exprimer », lâchait-il. Et Rothko l’exprimait si puissamment, avec une telle maîtrise et une telle économie de moyens que ses toiles, immanquablement, renvoient à un ailleurs métaphysique. Faut-il parler de religieux? On a beaucoup glosé sur l’origine juive de Rothko (né Rothkowitz en 1903 dans une petite ville de Russie, avant d’émigrer avec ses parents aux États-Unis en 1913), liant son abstraction à l’interdiction faite aux juifs de représenter la figure de Dieu. Rothko lui, parlait d’allusion au martyre juif, en même temps qu’au néant de Kierkegaard.
Quoiqu’il en soit, c’est l’extrême continuité de sa pensée qui est ici exposée en un parcours quasi parfait, qui tient de la révélation (au sens religieux). Est-ce un hasard ? Les deux premières salles, sorte de hors-d’œuvre avant le plat de résistance, présentent les périodes figuratives et surréalistes (années 30 et 40) de l’artiste où l’on sent déjà qu’il ne sait que faire d’une figure humaine plus ou moins coincée dans des espaces architecturés. Puis viennent la série des Multiformes (1947-49) et les immenses champs colorés de sa période dite classique. A la fin des années 50, l’œuvre de Rothko s’incendie une dernière fois dans les rouges, avant de s’éteindre dans les noirs. Le parcours se ferme sur l’émouvant ensemble composé pour la chapelle œcuménique de Houston, série de monochromes noirs ou de combinaisons de rectangles noirs sur gris. Le peintre qui envisageait ses toiles « comme des drames » a définitivement rejeté les effusions de la couleurs. Hanté, comme nombre d’abstraits, par la dualité entre le sacré et le décoratif Rothko donne là sa réponse. Radicale. Puis, se suicide en 1970.