Fumer sa petite clope au bureau sans gêner les collègues de boulot, pourquoi pas ? Le site de Pierre Giner offre une pause cigarette virtuelle et cruelle. Ca dure un peu, pendant en ligne d’une installation de Pierre Giner présentée en 1998 au Canada, garde toute sa puissance et son autonomie trois ans après sa création (c’est presque une antiquité de l’art en ligne). Si le principe et l’interface sont simples -sobriété de présentation, animation minimale, voix off monocorde- il faut pourtant se méfier : l’usage du site est aussi toxique que l’abus de tabac !
Cette cigarette a une portée symbolique, elle se consume sous l’action du surfeur, et au fur à mesure qu’elle se grille, une voix off raconte des faits divers sordides ayant tous un rapport au corps et à la souffrance : exhumation, fratricide, agression raciste, hydrocution, drame de l’obésité, déportation, corps usés, maltraités… Toutes les brûlures du monde sont réunies et nous laissent seuls derrière notre écran devenu une fenêtre sur la cendre mondiale.
Pierre Giner nous propose donc de « griller » une cigarette bien que ce soit un acte sans aucun intérêt sur le net puisque hors rapport social, hors convivialité, sans nicotine ni association dangereuse… Le rapport entre le fait d’allumer une cigarette virtuelle et l’univers voyeuriste dans lequel nous plonge la narration est que cette dernière crée une dépendance proche du tabagisme, une intoxication du monde à dose homéopathique. On se surprend en effet à cliquer frénétiquement dès qu’une cigarette est consumée pour rapidement en allumer une autre et finir alors le paquet.
Les séquences mises bout à bout forment une gigantesque phrase sur un état du monde, entre solitude et incompréhension, trahison et drames… L’espace-temps part en fumée le temps d’une symbolique pause cigarette, et d’un constat amer sur la vie et ses dangers. Pierre Giner use du copier-coller, met bout à bout des fragments du réel et les injecte sur le net où notre perception du quotidien change radicalement : nous ne sommes plus dans la vie mais nous l’observons… voyeurs ?
Ca dure un peu n’offre pas qu’une vision froide et horrifiante du monde, des bouffées de second degré participent pleinement de l’œuvre. Humour grinçant, situations extrêmes et musique tragique brouillent alors notre perception du réel. Les histoires qui nous sont racontées ne seraient que des reliquats de notre société de consommation, comme autant de morceaux perdus dans la vie, recrachés à l’écran et présentés dans une création en ligne. Pierre Giner offre à ces faits divers une seconde vie, un second écho, un rôle artistique. Jeté pêle-mêle sur notre écran, aucun ne relate les conséquences de l’abus de tabac, seuls de petits messages nous mettent en garde sur sa consommation « Fumer nuit à votre entourage », « Fumer provoque des maladies graves »…
Entre le désir d’allumer une nouvelle cigarette pour satisfaire sa dose de sordide et celui d’aller surfer ailleurs, on se sent manipulé par Ca dure un peu qui crée un réflexe de consommation nous condamnant toujours à en fumer une dernière de plus sur ce site aussi impalpable que la fumée, et qui ne laisse pas de mégots dans le cendrier.