« On le sait, le XXe siècle des arts visuels fut une vaste entreprise d’intégration. » A elle seule, la première phrase de présentation de la biennale par Thierry Raspail et Thierry Prat (respectivement directeur et adjoint au conservateur du musée d’Art contemporain de Lyon) donne le ton de l’exposition : il s’agirait d’exorciser une certaine mauvaise conscience de l’art occidental qui voyait dans les créations des autres continents, au pis l’expression rafraîchissante de pratiques « d’autres temps, autres mœurs », au mieux une certaine source d’inspiration. Dans les deux cas, les artistes trouvaient alors dans les objets ramenés « d’ailleurs » la justification de leurs propres pratiques. Mais ne voir dans cette manifestation qu’une vaste entreprise de réhabilitation d’un art hors du monde ne saurait suffire, tant l’énergie présente à la Halle Tony-Garnier et la démarche des deux directeurs artistiques de l’événement sont révélatrices d’une certaine idée de l’art. De l’art et du monde dans lequel il prend forme.
C’est toute l’exposition qui se veut une réflexion sur les racines de l’art et la valeur des échanges inter-pratiques et inter-ethniques. En dehors de considérations de marchés et de cotations (ce qui la différencie de la Fiac, de façon appréciable pour le visiteur). A l’image de l’installation de Romuald Hazoumé (Ibéji, où moniteurs de télévision, statuette géante et paire de skis sont réconciliés de façon incongrue dans un site de fouilles archéologiques de l’année 2600), œuvre ultime de ce parcours initiatique et anthropologique habilement mis en scène, il n’est ici en effet plus seulement question de comparer des pratiques artistiques différentes techniquement et culturellement. Le constat se fait, à force d’investigations dans les différentes manifestations mondiales d’art (mais aussi auprès des artistes, là où les œuvres se font), que les idées créatrices se métissent, s’universalisent et que l’influence des unes sur les autres n’est plus à démontrer.
Cette réflexion, entamée avec Les Magiciens de la Terre (exposition polémique, déjà réalisée en collaboration avec Jean-Hubert Martin, commissaire de cette 5e Biennale) est ici à son paroxysme.
La thématique (exotiser, incarner, cloner, sexuer, etc.) prend le pas sur les œuvres. Les notions de tribu, d’appartenance, de métissage, dans lesquelles on ne peut s’empêcher de sentir l’esprit du temps, deviennent plus importantes que l’art qui ne vaut plus pour lui-même mais qui prend valeur de modèle idéologique.
Bon. Une intention et des objectifs louables. Des moyens à leur mesure.
Plus que n’importe quelle autre exposition d’art contemporain, tout rend cette biennale accessible au public, on se surprend à la conseiller comme sortie familiale du dimanche après-midi. Les quelques œuvres extrêmes, celles qui touchent au corps notamment (les échantillons de peaux tatouées de légionnaires, les chevaux empaillés…), ne viendront pas, on en est sûr, déranger cette balade ethnologique au cœur de l’art mondial. Et c’est peut-être ici que l’on approche la limite (il en fallait bien une…) de la démarche de(s) Thierry(s) Prat et Raspail. Tout à leur désir de fonder une internationale de l’art, ils en oublient les artistes et leurs revendications propres, égocentriques jusqu’à l’insupportable parfois, mais qui restent moteurs de création. On sent que cette gêne qui peut être la nôtre (renforcée par le manque d’œuvres vidéo et l’absence totale d’installations digitales) n’est pas totalement étrangère aux deux directeurs artistiques qui, intelligemment, offrent un pendant à leur démarche au sein d’une exposition parallèle à la biennale (celle-ci se tient au musée d’Art contemporain de Lyon, dont ils sont les garants…). Tellement parallèle qu’elle en est quasiment homonyme (L’Exotisme sans partage !).
Le plaisir de l’œuvre pour elle-même n’est pas totalement absent de la biennale (loin de là, il est bon de tempérer le propos), grâce à des installations comme Exotica, d’Anne et Patrick Poirier (gigantesque maquette d’une ville industrielle imaginaire), ou Rapture, de Shrin Neshat (vidéo ultra-sensible et parfaitement installée). Mais dans la série d’installations du musée d’Art contemporain (dont la raison d’être tient dans cette sentence de Thierry Raspail : « Le chef-d’œuvre d’aujourd’hui n’est pas partagé. Ou plutôt il n’est pas consensuel »), le plaisir redevient total. Enfin ! C’est alors une replongée salvatrice dans l’univers vidéo de Nam June Paik (Téléviseurs préparés) ou les espaces saturés de James Turell (Red eye, fulgurante expérience de pensée et de sensations), auxquels s’ajoutent d’autres œuvres installées in situ à leur origine (tel le Zéro & Non de Joseph Kosuth).
Enfin, l’envoûtant White nights de Rober Morris. Cette création, bien qu’elle se situe hors thématique et donc hors exposition, mérite à elle seule l’attention du visiteur. Parce que la relation entre l’objet et l’espace y est plus forte que jamais. Parce que la mémoire collective est mêlée au regard individuel avec finesse. Et parce qu’un soin particulier est accordé à tout ceci.
Il est bon que ces expositions se tiennent dans la même ville, au même moment. L’une donne la parole à des créateurs exprimant des choses différentes avec des langages similaires, l’autre à des créateurs exprimant des idées similaires avec leur propre jargon. Les deux s’opposent (l’art contre l’artiste), se complètent et en sont plus riches. Il semble que l’artiste, parlant du monde, en parle moins bien que l’artiste parlant de lui-même.