Le XXIe siècle s’ouvre, du moins à Paris, sur le regard. Les trois expositions que l’on peut voir actuellement dans la capitale -Alberto Giacometti, le dessin à l’oeuvre, au Centre G. Pompidou ; Picasso érotique, à la Galerie nationale du jeu de Paume ; La Vérité nue, au musée Maillol- conduisent le spectateur au cœur de l’une des grandes interrogations de l’art. La question du regard est en effet à la fois celle de la vérité de la représentation, particulièrement de la figure humaine (« j’ai l’impression que si j’arrivais à copier un tout petit peu -approximativement- un oeil, j’aurais la tête entière », Giacometti) et celle des regards croisés de l’artiste et du spectateur, jeux de miroirs que Picasso a illustrés avec virtuosité. L’expressionnisme, dont l’exposition La Vérité nue et son catalogue présentent l’école autrichienne, a voulu montrer ce que jusqu’à présent l’art avait caché : l’inconvenant, l’ignoble, le laid, le cru. D’où le titre de l’exposition, la vérité nue, puisque le nu, en faisant apparaître l’essence de l’être, est la voie la plus directe vers la représentation de la vérité. Tout en confirmant cette fonction essentielle du nu dans la peinture occidentale, l’expressionnisme, en choisissant de montrer le corps dépouillé des embellissements dont les canons académiques l’avaient doté, révèle une autre figure de l’être humain, fragile, contrefaite, décharnée, à la limite de l’humanité -les corps cadavres disséqués de Boeckl, certains nus de Kokoschka.
Le déclin de l’empire austro-hongrois fait jaillir dans la petite capitale qu’est Vienne une force créatrice qui bouleverse formes et idées : naissance de la musique contemporaine sous l’impulsion de Schönberg, critique sociale aiguë à travers les oeuvres littéraires de Karl Kraus et de Robert Musil, épure de l’architecture par Adolf Loos, enfin une représentation picturale qui progressivement émerge du fond décoratif dans lequel elle demeure jusqu’aux artistes de la Sécession, dont les expressionnistes furent les élèves. L’article de Jill Lloyd retrace ce mouvement qui embrassa l’ensemble des arts et fit frémir une société partagée entre le désir d’ouverture et la peur du changement.
Mais, s’il est intéressant de placer ces artistes dans leur temps, ce que font également les autres contributions de l’ouvrage, essentiellement biographiques, l’apport d’une telle exposition n’est ni ne peut être historique. C’est la confrontation de quatre visions contemporaines engagées dans une même recherche de l’essentiel qui fait tout l’intérêt de cette exposition et de son catalogue, qui permet ainsi de regrouper, à côté des oeuvres connues de Schiele et de Kokoschka, celles qui le sont beaucoup moins de Gerstl et Boeckl.
Trois représentations du nu, paradigmes de cette recherche de l’essence, retiennent l’attention : celles de Schiele, de Kokoschka et de Boeckl. Les nus de Schiele, malgré les corps décharnés ou désarticulés, les tons verdâtres, ne perdent jamais une certaine beauté, une sensualité que renforce son impressionnante maîtrise technique. Ceux de Boeckl, plus anecdotiques, semblent sur le point de s’évaporer dans un vide dont ils émergent à peine, évanescence qui contraste avec la crudité un peu lourde de certaines de ses peintures. Kokoschka apparaît le plus radical, éloignant résolument tout souci d’un beau tel qu’il était et demeure communément entendu. Ses nus dérangent, nous mettent devant le fait, sans secours, sans échappatoire, avec l’irrésistible superposition, aujourd’hui, des images des camps de concentration. Vérité nue, vision nue. Force et subjectivité des regards, dont le mérite de cet ouvrage est de nous permettre de les confronter et de nous y confronter.