Egarée dans des nébuleuses urbaines ou starlette juchée à l’arrière d’une berline, les autoportraits mis en scène de Jenny, sorte de synopsis en vu d’une narration filmée, renvoient à des images photographiques ou cinématographiques préexistantes que l’artiste dit imprégnées dans sa mémoire, source conquérante de l’identité. « Dans quelles proportions les images d’autres femmes portées à l’écran ou imprimées dans les pages de magazines ont-elles contribuées à la construction de ma mémoire ? » voudrait-elle susciter dans ce dispositif selon ces propres termes.
La mise en scène et la question mémorièle et identitaire pourraient être parmi les faits qui ont vu émerger les pratiques photographiques. Lorsque Hippolyte Bayard, en 1840, s’identifie à un noyé dans un texte au dos de son autoportrait, il force son entrée dans la mémoire collective qui n’a pas reconnu son procédé photographique, il active ainsi ce qui est considéré comme la première image de fiction. Outre son caractère symbolique, il se construit une identité qui n’a pas d’existence physique, l’image devient le chaînon manquant entre une réalité mentale et un réel corporel. Mais ces réalités ne sont pas encore envahies et influencées par la surabondance de l’image qui est justement en train de naître.
En 1979 (Jenny avait dix ans), Cindy Scherman pose à la manière des figures féminines véhiculées par les médias. Si pour Cindy nous ne sommes que langage, il reste chez elle une trace de la théâtralisation qui force à l’ambiguïté pour s’émanciper de l’image et entrer dans un discours signifiant l’identité comme une construction purement culturelle et idéologique par une démultiplication iconique qui, à force d’adaptation, génère des stéréotypes visuels facilement assimilables et dont elle dépend.
Chez Jenny, aucun texte. Rien d’autre qu’un travestissement, c’est-à-dire une métamorphose qui s’opère lors du processus photographique, par une maîtrise des éclairages et des cadrages propres au cinéma ou des couleurs saturées, presque surréelles, de l’image publicitaire ou de mode. Le résultat, strictement planifié sur un bois dont l’épaisseur et la rigueur sont forcées par l’éclairage de la galerie, est affublé d’une aura hybride, à la fois icône sacrée et image culte. Ainsi, la narration à jamais virtuelle se soustrait au profit de l’image fixe autonome, pour une délectation – somme toute juvénile – de cette mise en image. Ici, la « logique cynique du Vampire » dont nous parlait Fontcuberta(1) semble fusionner avec Narcisse ; la spéculation, jusqu’ici restée une simple projection mentale, prend corps, Jenny devient objet-image sublimé. Il ne reste alors que l’évidence de ce qu’on dit être un des lieux communs de la photographie contemporaine, la construction scénique du moi, parfois selon des images appartenant à un univers commercial pour en dénoncer l’emprise sur notre identité et nos comportements. Mais, réitérer des choix appliqués par tant d’autres risque de nourrir le seul fait de la consommation ou de la mode. Si la nouveauté du propos chez Gage est ce constat, je doute sur un tel radicalisme sous cette forme. Car, à force de redondance de toutes sortes de mythologies personnelles usant du type d’image précité, ne risque-t-on pas d’amenuir le propos et l’acte critique sur celle-ci pour finalement épuiser son renouvellement et sa pertinence plastique ? La radicalité pourrait être l’imminence du doute d’où surgit, plutôt qu’une ré-application esthétique, l’émergence de la pensée, de la forme ou bien des deux.
Ainsi, s’il est une question de choix, Je voudrais laisser la place aux propos d’Hélène Sorbé au sujet du Théâtre de la mémoire/Locus II de Pierre Antoine : « Le « déjà là » iconique, par sa généreuse exubérance et son encombrante diversité, est un réservoir d’avenirs possibles ; par hybridations, classements, maquillages. Cordon ombilical qui relie notre pensée au monde qui nous porte, l’image par ces quantités et qualités renvoie à tout et rien, à la confusion, au chaos, à zéro : « quels choix opérer (inspiration) dans ce magma, susceptibles de générer de nouveaux points de vue ? » se demande l’artiste »(2). Et d’ajouter : « Trouver, dans ce qui s’est laissé appréhender, la « formule » la plus apte à rendre compte de ce qui persiste au fond de la mémoire lorsque tout est passé au crible de l’oubli. Envisager une certaine gestion du vide, c’est ici que tout commence »(3).
Stéphane Léger
(1) Joan Fontcuberta, Le Baiser de Judas, Photographie et vérité, Acte Sud pour la traduction française, Arles, 1996, p.37, sur les travaux de C. Sherman : » (…) pour la logique cynique du vampire, la réalité n’est qu’un effet de construction culturelle et idéologique qui ne préexiste pas à notre expérience. Photographier, en somme, est une façon de réinventer le réel, d’extraire ce qu’il y a d’invisible dans le miroir et de le révéler. »
p. 33, sur le rapport au miroir, à l’image de soi, J.F parle des mythes de Narcisse et du Vampire : » Il est facile d’imaginer le paradoxe – le supplice – ! – d’un narcisse-vampire : quelqu’un qui poursuit le reflet dont il est dépourvu : narcisses et vampires sont métaphysiquement opposés. D’une certaine façon, un éventuel diagnostic sur la photographie contemporaine pourrait être l’annonce de l’irruption soudaine des vampires, leur prolifération, leur coexistence avec les narcisses et souvent une métamorphose progressive, les uns devenant les autres ».
(2) Hélène Sorbé, Cette apparente réalité…, catalogue de l’exposition « Chimère en vue/ou comment capturer le réel », Pierre Antoine, Marin Kasimir, Alain Paiement, Maison des Arts, Talence, mai 1997.
(3) Pierre Antoine, catalogue de l’exposition « Antoine, Elie, Schepers », Pierre Antoine, François Elie, Marc Schepers, Centre d’Art Contemporain de Reuil Malmaison, fevrier-mars 1995.
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