A l’heure du numérique et du virtuel, noyé par le flot incessant d’images issues de la communication de masse, comment l’art peut-il encore s’inscrire dans le temps ? Sept jeunes artistes de la région parisienne se sont regroupés afin de mettre en avant la peinture et la sculpture en tant que manifeste contre la grande défaite du monde. Pour la toute première édition d’ArtSénat, ils ont cherché à traduire, avec Jardins des délices, l’actualité criante en cette fin de millénaire du célèbre triptyque de Jérôme Bosch. Cette toile peinte au début du XVIe siècle dénonce la démence de l’homme sur terre et lui promet un avenir noir comme l’enfer. Fasciné par ce tableau emblématique, Emmanuel Daydé, commissaire de l’exposition, nous invite à la réflexion au travers des œuvres présentées aujourd’hui à l’Orangerie du Luxembourg.
Le Troisième voyage extraordinaire d’Etienne Jacobée nous accueille au milieu de ses armatures métalliques. Ces figures abstraites, directement inspirées de l’art de la forge, s’élèvent vers le ciel comme un appel à la clémence et à la paix, telles des flèches de cathédrale. Ce jardin, où chacun peut se perdre, nous conduit à l’univers symbolique de Benoît Tranchant. Vastes aplats d’acrylique, les feux de l’enfer se déchaînent et s’opposent au bleu du paradis. La plupart des artistes se concentrent en effet autour du thème de la décadence. Michel Pelloile traduit l’enfer par des collages hétéroclites, gisant au milieu d’un flot spasmodique de couleurs brutes. Seule Eve, ultime incarnation de pureté, demeure intacte au sein des débris de ce monde. Les trompeuses apparences couleur pastel des Paludes de Joèl Brisse dissimulent en fait des spirales tournoyantes nous entraînant vers des abîmes inconnus. Au niveau même du sol, deux visages aveugles se font face dans leur enfoncement au plus profond des eaux, l’horizontalité de la composition venant encore appuyer la désacralisation de la représentation humaine. L’idée de dégénérescence intéresse également la Chute des anges de Sophie de Sainrapt. Ses toiles morcellent systématiquement le corps humain, en le réduisant en pures séquences anatomiques. Rien n’est toutefois totalement vain et La Grande Création allégorique de Fabian Cerredo, teintée de réalisme sud-américain, nous propose alors une issue possible, au travers du mysticisme et de la poésie. La robustesse des corps, alliée au gigantisme, appelle à l’instinct de survie et de dignité humaine. La longue marche des Adamites de Denis Monfleur vient enfin clore notre cheminement. Empreinte de désolation, l’expression gothique de ces corps sans visages taillés à même le granit brut interroge nos souffrances intérieures et nous renvoie à notre propre exode.
L’imposant rideau rouge du portique final -portique de levage normalement utilisé pour tracter les arbres- nous barre définitivement l’horizon du lendemain. Arpentant les alvéoles successifs de ce jardin aux cloisons de bambous, le visiteur ne peut se contenter d’être spectateur. Il devient ainsi élément même du paysage, acteur de cette incessante construction-déconstruction du monde. Au coeur des dédales de l’enfer et du paradis, Jardins des délices nous livre à notre conscience et nous rend responsables de nos actes au quotidien.
Il reste que… le thème de l’exposition se présente essentiellement comme un lien conceptuel permettant de questionner l’art contemporain aujourd’hui. Il devient alors fort difficile, pour ne pas dire impossible d’établir une continuité plastique entre ces compositions de facture et de qualité très distinctes. Le manque de cohésion visuelle, que ne parvient pas à pallier la remarquable scénographie de Jean Aubion, nous fait frôler l’indigestion devant un tel déchaînement expressionniste. Une question demeure au bout du compte : l’art contemporain peut-il aujourd’hui se contenter de satisfaire la volonté dite alternative de certains commanditaires ?