De photographie en photographie, l’objet prend invariablement la même place. Un mur décrépi, celui d’une cave, fait office de toile de fond, celle que le photographe portraitiste du quartier déroulait pour créer l’illusion d’une scène de campagne, d’un intérieur cossu. Pour sur-jouer l’illusion, les tirages noir et blanc sont retouchés, à la manière des daguerréotypes peints en vue d’accroître leur incontestable précision, dignes d’un parfait miroir.
Le rite du portrait est rejoué, à chaque fois. La femme prend la pose, une pose qui dure, même si la prise de vue est instantanée. Face à elle, le photographe et le spectateur s’échangent les rôles. La photographie rend possible ce glissement, qui plus est pour des images construites sur le modèle du studio de photographie, obligeant au rapport frontal, annulant toute esquive. Défilent devant eux des femmes anonymes, convoquées là pour leur nature : être femme. Accessoirisées, augmentées d’ustensiles fortement connotés (couteau, sabre, crâne, miroir), articulées, modélisées, nues la plupart du temps. Le corps est traité comme le fond, repeint. Une même désolation les unit. La misère du corps affleure et éclabousse les parcelles intactes du tirage noir et blanc envahies par les effets de peinture. Les chairs sont bleutées ou rosies, les tétons fardés, les corps maquillés, trop ou pas assez, juste ce qu’il faut pour les écarter du modèle vivant. Le vocabulaire formel de Jan Saudek est très au point, cohérent, en grande partie inspiré par les codes photographiques d’un autre temps, celui de maintenant, moins cent ans. Les images sont toutes antidatées d’un siècle, elles chutent dans le temps, en portent les stigmates.
Les photographies de Saudek placent le corps féminin au cœur de la représentation. C’est un corps généralisé, dépossédé de son identité, un corps matière que le photographe se plaît à travailler. Les attitudes auxquelles il les soumet sont en apparence choquantes, sans pour autant parvenir au bouleversement car ultra-référencées dans le catalogue de l’imagerie occidentale. Les allusions aux images pieuses, à l’iconographie érotique font l’effet de boulets empêchant les photographies de décoller.
En concentrant son attention sur la figure féminine, Saudek vise à portraiturer le genre humain, en proie au vieillissement, au temps, à la déchéance. Le recours au nu féminin est une constante dans le genre, le corps dénudé comme ultime limite du représentable fait rebondir le regard de l’artiste vers le monde des idées. Le procédé que Saudek met en œuvre dans ses photographies est proche de l’allégorie, motif narratif central dans la culture occidentale. La présence de Baudelaire se manifeste de manière incessante dans ces images. On ne saurait mieux le dire : « Elle marche en déesse et repose en sultane / Elle a dans le plaisir la foi mahométane / Et dans ses bras ouverts, que remplissent ses seins / Elle appelle des yeux la race des humains » (extrait de Allégorie, in Les Fleurs du mal). Reste que Saudek n’est pas Baudelaire, loin s’en faut. La poésie s’accommode mal du cliché. D’un rien, d’une référence trop marquée, la mise en scène s’écroule, l’image se casse. Le corps reprend alors le dessus, la véracité de la photographie fait remonter à la surface l’obscénité du regard qu’elle impose. Parvenu à ce stade Saudek emporte la mise, nous absorbe dans son univers tourmenté, les sens exacerbés, chamboulés. On ne saurait mieux le dire : « Parce que la vie des sens n’est qu’un mouvement alternatif, qui va de l’appétit au dégoût, et du dégoût à l’appétit » (Serge Gainsbourg).