Le Grand Palais signe sa première exposition de la rentrée avec quelques objets de cuisine, des fruits, du gibier, quelques dames en robes. La Réunion des musées nationaux, associée aux Kunsthalle et Kunstmuseum de Düsseldorf, au Royal Academy of Arts de Londres et au Metropolitan Museum of Art de New York, rend hommage au peintre Chardin, à l’occasion du tricentenaire de sa naissance.
« L’objet est dégoûtant » note Diderot, « une épouvantable figure » s’exclame Raymond Queneau : La Raie est le tableau qui marque, avec le Buffet, l’entrée de Jean-Siméon Chardin à l’Académie Royale de Peinture en septembre 1728. Grimaçante, sanguinolente, éblouissante, à demi éventrée par un couteau posé là, sous un linge, cette peinture qui aura été montrée au Louvre presque sans interruption de 1728 à nos jours, est une nature morte, un art mineur dont Chardin est le maître incontesté. Pour autant, il sait à peine lire et écrire. Fils d’un menuisier parisien, il se passionne pour la peinture qu’il apprend dans les classes de l’Académie de Saint-Luc, mais sans jamais suivre la formation traditionnelle de l’Académie Royale de peinture. Exigeant, minutieux, ce peintre des intérieurs peaufine ses toiles jusqu’à la perfection, et répète, parfois des années plus tard, des scènes déjà peintes. A ses natures mortes, qu’il accompagne souvent d’objets usuels, comme des ustensiles de cuisine ou de saisissants gobelets en argent, le peintre ajoute la scène de genre en 1733 et représente de préférence des femmes et des enfants de milieu bourgeois. Chardin traverse le Siècle des Lumières à sa façon : le peintre ne répond pas aux critères de son époque qui érigent la peinture historique en référence, entre baroque et néo-classicisme, et pourtant, il expose régulièrement ses scènes de genre et ses natures mortes au Salon qui fait les modes et les carrières.
En 1755, il est élu trésorier de l’Académie et chargé de l’accrochage des œuvres du Salon ; en 1757, le Roi lui attribue, privilège insigne, un logement au Louvre. Sa réputation s’étend aux Cours d’Europe qui, de l’Autriche à la Russie, lui commandent des œuvres. Atteint de la maladie de la pierre dans les dernières années de sa vie, Chardin recourt au pastel qu’il utilise dans un nouveau genre -le portrait-, léguant ainsi, en trois études, à la postérité, son image de vieillard presque aveugle.
Chardin peint la mort comme les fruits dont le parfum s’évade des tableaux pour embaumer la pièce entière. Auteur de deux cents toiles seulement, redécouvert au XIXe siècle par les collectionneurs, il conquiert Manet, Cézanne et Degas, et fascine Proust, Ponge, les frères Goncourt. Tous ont plongé leur plume dans l’exaltation et l’enthousiasme qu’ont suscité ses peintures, pour décerner à ce peintre, atypique en son siècle, un hommage tel que lui rendait Julien Green en 1949 : « Chardin est le témoin irréfutable qui fait que les autres peintres ont l’air de mentir » (Œuvres Complètes, III, 1993).
Sobre, presque froide, la muséographie choisie pour l’exposition met en valeur les toiles dans un ensemble aéré, sinon un peu trop spacieux, où les visiteurs flâneront sans se gêner. L’éclairage, malgré un dispositif perfectionné, éblouit certaines toiles et illumine inégalement les salles. Des cartels succincts, très larges -mais c’est avant tout affaire de goût-, et quatre panneaux d’une biographie roborative mettent un bémol à une riche exposition qu’il ne faut pas manquer.