Les 450 œuvres présentées à l’occasion de la grande rétrospective consacrée au photographe (sculptures, dessins, photographies) retracent un itinéraire artistique riche de bifurcations incessantes, et illustrent la volonté de l’artiste de faire éclater les limites de ses champs d’investigation créatifs. Quand un Brassaï rencontre un autre Brassaï, il y a fort à parier qu’ils se racontent des histoires de Brassaï, des histoires de nuits chiffonnées, de rues désertes, de trottoirs pavés, souillés de gouttes de lune, des histoires dans lesquelles les pochards causent aux réverbères, et les réverbères aux portes cochères, sans que personne n’y trouve rien à redire. Il y a fort à parier aussi qu’au détour de la conversation, l’un des deux Brassaï invoque telle vénus callipyge qu’il aura amoureusement sculptée en six exemplaires, ou telle autre « femme-mandoline » née des noces Carabosse de la photo et de la gravure. Et si, par un coup du sort, quelque démon malicieux venait à mettre en présence de ces deux Brassaï-là un troisième Brassaï surgi des plis de l’ombre, celui-ci ne manquerait certainement pas de convier aux réjouissances les faunes et spectres minéraux peuplant les murs de la ville.
La rétrospective, que le centre Pompidou consacre à l’œuvre protéiforme du plus Hongrois de nos photographes français, est une occasion unique de découvrir la formation singulière d’un esprit synesthésique. Brassaï a tour à tour exploré, avec une ferveur presque enfantine, les potentialités multiples que lui offrait la pratique assidue du dessin, de la sculpture, de la photo bien sûr, et même, à l’occasion, de l’écriture et du cinéma. Si les commissaires d’exposition ont choisi de faire la part belle au Brassaï photographe, connu pour ses clichés de Paris de nuit, Paris secret, ce Brassaï cherchant à saisir les sortilèges et la beauté interlope d’un Paris nocturne, ils n’en ont pas pour autant négligé de présenter d’autres facettes de son œuvre, plus confidentielles, rarement exposées, comme ses sculptures et gravures, ainsi que sa série de nus à la mine de plomb ou au fusain. La section de l’exposition consacrée aux sculptures réalisées à partir de galets ramassés au hasard de promenades quotidiennes pourrait illustrer à elle seule la profession de foi de l’artiste dont l’obsession était de « révéler la figure latente qui gît dans toute image », toute forme entrevue, que ce soit une simple pierre, un pan de mur altéré, une ombrelle, ou même un copeau de savon.
Avant d’être photographe, dessinateur, graveur, Brassaï est l’interprète zélé des ressources enfouies, jusqu’alors inaperçues et inexploitées, d’une réalité qu’il désire sans cesse réinventer au gré de ses expérimentations. En choisissant comme appareil un Voigtländer 6 x 9 qui exige des temps de pose très longs, il se condamne à manquer l’instantané. Même son œuvre photographique est le fruit d’une savante recherche formelle, d’une recomposition constante de la réalité : mise en scène au moment de la prise de vue, recadrage au développement. Brassaï a d’ailleurs toujours prétendu qu’un négatif pour lui n’avait aucune valeur, « un négatif, disait-il, ça s’interprète au moment du tirage (…). C’est mon interprétation personnelle du négatif, et non le négatif lui-même qui compte ». De même, ses gravures sur émulsions photographiques, qu’il baptise « transmutations », déclinées en six épreuves, naissent d’un travail minutieux et progressif de superpositions graphiques. Brassaï travaille sa matière jusqu’à plus soif, quel que soit le procédé utilisé, que le support choisi soit minéral, végétal, ou même chimique. Il traque à la lisière du banal une vibration surréelle ; il nous apprend à voir au lieu de regarder.