Les dorures de l’Odéon ne convenaient pas à l’ouragan qui nous vient de Budapest : Arpad Schilling a monté son cirque de fer et de corde dans des ateliers de répétition, dans les quartiers louches de la porte de Clichy. Le ton est donné : C’est le Brecht de la prostitution, de l’alcool et de la débauche que nous allons rencontrer. Pas celui qui bâtit des hymnes au socialisme, pas le pédagogue… Celui qui, à vingt ans, grattait la guitare dans les bistrots et séduisait les femmes par ses chansons. Baal est un mécanicien au chômage qui vit, mal, de ses poésies ; un séducteur cynique qui n’a de respect pour rien et pour personne. Affamé de jouissances, ivre de l’instant présent, il fonce tête baissée vers un destin tragique, foulant sur son passage amitié, amour, famille. Ses ritournelles morbides et scatologiques sont autant de pieds de nez à l’institution et aux pouvoirs, quels qu’ils soient. Baal provoque, Baal trahit, Baal violente : s’en approcher c’est s’y brûler, et la jeune vierge Johanna (N. P.) comme la passionnée Sophie (A.L.) y laisseront toutes leurs plumes. La jeune compagnie Krétakör s’est attaquée à ce monstre avec une énergie qui coupe le souffle.
Baal vit, et meurt, sur un lit qui ne touche pas terre. Il y boit, il y viole, il y aime dans un mouvement perpétuel qui est celui de la vie. Le fond de scène évoque une structure de concert rock, immense jeu d’enfant dans les mailles duquel les acteurs se pourchassent. Le public est pris au piège et, malgré lui, fait partie de l’histoire : les téméraires s’assiéront sur les côtés du plateau, là où le fauve Baal peut les attraper. Dès les premières secondes, on est saisi par la violence du parti pris. Pas de quartier pour les acteurs, livrés en pâture au Poète-Minotaure. On souffrirait de les voir se donner à ce point si l’on ne devinait leur joie de participer à cette bacchanale. Nus, salis, trempés, ils célèbrent le dieu de la fertilité avec une fierté qui dissipe tout malaise. Jamais victimes, toujours acteurs, ils imposent leurs présences ahurissantes de force et de beauté, leurs voix impeccables. Et même si l’on passe le quart de son temps à suivre les surtitres, on entend parfaitement que ces jeunes-là « sonnent juste ». La divinité du Proche-Orient antique, dieu de la pluie et de la rosée, est honorée par des libations fantaisistes d’eau colorée peu réaliste, tribut légitime à l’expressionnisme de la pièce. On pourrait croire, à voir la liberté et l’enthousiasme de cette troupe, que c’est de l’étranger que nous arrive désormais un théâtre insolent. Comme si notre trop vieille liberté s’était endormie sur l’oreiller du consensus et de l’autosatisfaction. Une provocation grinçante, en accord parfait avec l’anarchie du premier Brecht, à l’humour méchant, mais si fascinant… Nous retrouverons Arpad Schilling au festival d’Avignon 2001, pour une adaptation d’Orange mécanique.