Comme avec beaucoup de rappeurs actuels, il est difficile d’aborder ce nouvel opus solo de Young Thug – qui annonce un premier véritable album dans les mois à venir – sans être influencé par la réputation sulfureuse qui l’entoure. A l’instar de la plupart des grands noms de la scène actuelle d’Atlanta, Young Thug a été repéré par le parrain Gucci Mane (que d’aucuns connaissent plus pour son apparition dans le « Spring Breakers » d’Harmony Korine que pour ses innombrables mixtapes) et son label 1017 Brick Squad Records. Sa mixtape de 2013, « 1017 Thug », met le feu aux poudres et dévoile son style imprévisible et son flow erratique et caméléon – qui gomme les frontières entre rap et chant. Ses frasques vestimentaires (« I swear every time I dress myself it go motherfuckin’ viral » argue-t-il sur « Half time »), ses vidéos (notamment « Stoner« , « Danny Glover« , « About the money » avec T.I et « Lifestyle » avec Rich Homie Quan), son attitude sur les réseaux sociaux, déchaînent régulièrement les commentaires et tout y passe : de sa prétendue homosexualité (dans un milieu rap US toujours particulièrement homophobe) à sa récente embrouille avec celui qu’il a toujours décrit comme son influence principale, le très inégal Lil Wayne (il cite aussi régulièrement les vétérans d’Atlanta D4L ou son acolyte Future). Difficile dans tout cela de faire le tri entre le vrai et le faux, entre les conflits véritables et les « diss » orchestrés par médias, managers et autres entourages pour faire monter le buzz et maintenir une actualité permanente, l’attention étant la ressource la plus précieuse dans notre société de l’information. La scène rap du sud des Etats-Unis s’est particulièrement bien adaptée à cette situation et cela contribue sans doute à son succès commercial. Les mois précédant la sortie de « Barter 6 » ont constitué un summum puisque l’album devait initialement s’intituler « Tha Carter 6″…du nom du prochain album annoncé de Lil Wayne. Effronté mais pas au point de se faire coller un procès par son idole, Young Thug a changé in extremis le nom du disque.

 

 

Atmosphérique, posé, soigneusement produit, « Barter 6 » dévoile incontestablement une nouvelle maturité chez ce rappeur de 22 ans. On ne trouvera pas ici de hit instantané comme « Flava« , présent l’an dernier sur sa mixtape avec Rich Gang. Mais on reste branché en continu sur ses humeurs et le bonhomme est assez lunatique, tordu et talentueux pour en faire quelque chose de captivant. Young Thug utilise sa voix comme un instrument dont lui seul connaît le secret. Il rappe, chante, chuinte, marmonne, roucoule, multiplie les petits cris, gargouillis et autres onomatopées – sous auto-tune ou non – à tel point qu’on se demande s’il n’est pas un peu le Phil Minton du rap. Si cette étonnante technique vocale lui permet potentiellement d’interpréter mille personnages en une chanson, elle contribue aussi parfois à rendre ses textes incompréhensibles. Ainsi, sur la chanson qui l’a révélé il y deux ans (« Stoner ») beaucoup ont longtemps entendu « I feel like facebook » alors qu’il disait en réalité « I feel like Fabo » (Fabo étant un de ses rappeurs préférés). Si les thèmes abordés par ses textes n’ont rien d’original, il garde sur « Barter 6 » des punchlines particulièrement bizarres (« I’m so fresh like dish detergent » sur « With That », ou encore « Your money flat like a Plasma » dit comme un seul et même mot sur « Knocked Off ») et multiplie les associations incongrues (« Versace White / Ku Klux Klan » sur « Dream », « Cocaine white like Justin Bieber bitch » sur « Half Time »). Il sait aussi se faire plus grave comme sur « OD » où il évoque ses problèmes de drogue et s’adresse directement à toute sa famille (10 frères et sœur dont un frère assassiné devant chez lui quand il avait huit ans). La production de l’album est assurée en majorité par le très peu connu Wheezy et certains morceaux comme « Can’t tell », avec ses picotements électroniques dignes de Matmos, ou « Never had it » et sa rythmique militaire en slow-motion sont particulièrement réussis. D’autant que les autres morceaux sont signés par son excellent complice London On Da Track (connu pour ses collaborations avec Wacka Flocka Flame, Gucci Mane et autres T.I) : des titres finement calibrés, toutes basses dehors, comme « With that », le single « Check » (et son clip outrageusement cliché) ou encore « Half Time » contrastent parfaitement avec les fulgurances chaotiques de Young Thug. Pour agrémenter le tout, les featurings sont particulièrement bien choisis, notamment Boosie Badazz (Lil’ Boosie) en provenance de Bâton-Rouge (Louisiane) et Young Dolph qui vient de Memphis (Tennessee).

 

 

Si Young Thug s’est fait un nom et était aussi attendu avec ce « Barter 6 », c’est qu’il a du style. Or comme l’écrivait déjà Remy de Gourmont en 1902 dans « Le problème du style« , le style tient beaucoup à la sensibilité (« S’il est impossible d’établir le rapport exact, nécessaire, de tel style à telle sensibilité, on peut cependant affirmer une étroite dépendance. Nous écrivons, comme nous sentons, comme nous pensons, avec notre corps tout entier. L’intelligence n’est qu’une des manières d’être de la sensibilité, et non pas la plus stable, encore moins la plus volontaire »). Le succès des productions trap sudistes, plus électroniques, synthétiques, minimalistes, aérées que celles du boom bap par exemple a modifié le spectre et la façon dont les rappeurs expriment leurs sensibilités. Thug est dans le rouge, à l’extrémité du spectre. Il utilise tous les espaces. Il semble mettre toute sa vie émotionnelle dans sa musique. Cette approche radicale est plutôt rare dans le rap, on ne pense guère qu’à Ol Dirty Bastard ou peut-être Danny Brown. Ce besoin viscéral de faire de la musique, comme pour se tenir écarté de tout le reste, a sans doute des origines très personnelles chez Young Thug. Avec « Barter 6 », il prouve qu’au fur et à mesure qu’il contrôle ce besoin et cette énergie, sa musique prend de l’ampleur. Il ne nous reste qu’à imaginer ce que pourra être la collaboration annoncée avec le prometteur Metro Boomin (sous le nom de Metro Thuggin) et le premier véritable album, « Hy!£UN35 « , prévu pour dans quelques mois.