Pour le dixième anniversaire du label anglais, Ninja Tune met en vente cette compilation en trois CD de remixes, morceaux inédits, faces B, représentatifs de l’esprit éclectique et iconoclaste des fondateurs Coldcut. La diversité, revendiquée par le label comme mode de vie et de production musicale, caractérise cet objet protéiforme, mais qu’on peut cependant diviser en trois propositions musicales.
Le premier CD serait celui des déclarations d’opinions, de foi ou d’intentions. A forte coloration hip-hop (Big Dada Sound et son rap old-school à plusieurs voix, Dynamic Syncopation au smooth groove, The Herbaliser et son flow parfait), le phrasé coulé fait parfois place aux expérimentations vocales (Neotropic, plus spoken-words que rap), ouvrant un genre très calibré à de nouvelles possibilités. Mise en abyme de cette tendance, Your revolution de DJ Vadim applique la critique exhaustive d’une méthode éculée et paresseuse sous la forme d’une recension post-moderne de tous les clichés hip-hop qui l’empêchent de progresser, de faire sa révolution : « Your revolution will never be killing me softly and the Fugees, your revolution will never make you feel bombastic and fantastic », etc. L’identité Ninja est déclinée de manière pluri-ethnique (Kid Koala scratche des dialogues en japonais ou en anglais sur un balafon et des cordes asiatiques), aux associations d’idées délirantes (Give it up de Coldcut) ou fumeuses (Ninjah de Fink, et sa r’n’b dub hypnotique).
Le second CD est plus atmosphérique, parfois planant, installant l’auditeur dans une écoute à long terme. Clifford Gilberto et sa blaxploitation mid-tempo ou Cinematic Orchestra et son trip-hop en pizzicatti donnent le ton d’un disque à coloration jazzy. Hormis Los locos cubanos de Up Bustle & Out, qui font monter la température avec leur salsa assistée par ordinateur, l’ambiance est molle, poisseuse, parfois sombre. Ainsi Down & to the left d’Amon Tobin, entre Alice Coltrane et Martin Denny, nous balade parmi les lianes et les serpents emmêlés d’une jungle à l’arborescence touffue, ponctuée de trouées spatio-temporelles à la Tipsy, toutes psychédéliques ; Chris Bowden mélange les breaks de batterie de Max Roach à une basse électronique circa jazz-rock 76, le tout recouvert d’une soprano morriconienne. Une tendance trip-hop à la Mo’Wax se dégage, entre big-band ralenti dans le creux du sillon (Clifford Gilberto), cordes profondes et basses fretless (Animal on wheels), un ponctuel triangle battant la mesure (Clifford Gilberto, encore). Le point d’orgue est le remix de Ageing young rebel par DJ Food, avec Ken Nordine en invité spoken-words, la voix suave et profonde (deep), culte depuis son album Colors sur Research, roulant sur l’or de samples easy-jazz en demi-teintes.
Le troisième CD reprend du poil de la bête : plus agressif, il débute par le rap hargneux, tout en puissance, de Saul Williams, et enchaîne avec les lourds beats de DJ Vadim pour un quasi-instrumental hip-hop. La tonalité de ce troisième CD semble se situer du côté de la plurivocité de Ninja Tune, son ouverture trans-genres, par une série d’invités prestigieux, ou d’improbables collaborations : John Mc Entire de Tortoise propose une version homogène, canalisée, de More beats and pieces de Coldcut, ce qui est un véritable exploit quand on sait le bordel que constitue le morceau original. Feelin’ free, de Sukia, le projet easy-listening des Dust Brothers, est remixé à coups de basses electro et de samples hypermodifiés par DJ Food, pour un résultat psyché-jazz qui constitue une fusion très représentative des deux groupes. Wagon Christ gonfle Carwreck de Funki Porcini de beats complexes, tandis que Squarepusher, tel un Midas psychotique, tord tout ce qu’il touche -ici le flow de EFB, devenu voix synthétique hyper-syncopée, matière sonore concassée. On retiendra aussi le classique Peace de DJ Food, ses nappes de moog et ses rythmiques latino boostées par un house-beat intraitable. Beaucoup de remixes pour des expérimentations qui font de Ninja Tune un label qu’on dira grandir plutôt que vieillir. Le process mix de Ninja Tune d’Hexstatic, samplant les « kwaïs » des jeux vidéo de combat, sur des gongs et des breakbeats, nous donne pour finir le premier commandement des ninjas, avant d’aller affronter le vaste monde : « A ninja must always be good, because good always win on the evil… Now, go practice. »