Greenwich Village, New York, début des années 1970 : profitant de loyers relativement abordables, de nombreux artistes s’installent dans de grands hangars et autres entrepôts désaffectés qu’ils réarrangent sommairement de manière à pouvoir en faire à la fois de vastes lieux de travail et, le cas échéant, des endroits d’habitation. Les musiciens en sont particulièrement friands, qui peuvent y installer des salles de répétition artisanales et parfois y organiser des concerts. C’est ce qu’on appellera la « loft generation » (le terme anglais loft désignant, avant le célèbre programme de télé-réalité, un « grenier » ou une « soupente ») : trouvant là une bonne alternative à des salles de concerts « institutionnelles » parfois un peu frileuses face aux innovations de l’heure, beaucoup de musiciens issus de la mouvance free s’y retrouvent pour jouer leur musique en toute liberté (ils organisent même un contre-festival au moment où se déroule le traditionnel festival de Newport, en 1972), expérimentant in situ de nouvelles manières de faire de la musique, de la jouer en public et de la faire connaître. Ornette Coleman possède ainsi son propre loft (l’Artist house), le batteur Rashied Ali aussi (le Ali’s Alley) ; le plus célèbre demeure néanmoins le RivBea, celui du saxophoniste Sam Rivers et de sa femme Beatrice, sur Bond Street. C’est là que le producteur Alan Douglas vient planter ses micros pendant une dizaines de jours, en mai 1976. « Parmi tous les lofts, le RivBea était l’un des plus vastes et des plus créatifs », explique-t-il. « Tout le monde voulait être de la partie. Réunir autant de musiciens en un tel lieu, c’était unique ! ».
Et en effet, le casting de ces sessions nocturnes (les magnétophones commencent à tourner vers huit heures du soir, pour ne plus s’arrêter avant trois ou quatre heures du matin) est époustouflant : du maître des lieux Sam Rivers à David Murray, d’Oliver Lake à Henry Threadgill, de Roscoe Mitchell à Leo Smith, d’Andrew Cyrille à Sunny Murray, c’est tout une galaxie de jazzmen qui se retrouve entre les murs du RivBea pour des morceaux en public (sur le mode du tarif libre, bien sûr) enchaînés sur un rythme frénétique, dans une ambiance moite (pas de climatisation dans les locaux bondés), avec des combinaisons sans cesse changeantes et, partant, offrant un panorama inestimable sur les divers courants, tendances et pistes d’avenir du jazz de cette période. « J’ai le sentiment que ce qui fonde l’originalité de ces sessions, constate Douglas, c’est qu’on y entend à la fois le passé, le présent et le futur du jazz ». L’observation n’est pas fausse : on découvrira à la fois des morceaux chargés d’un bagage blues ou funky et d’autres beaucoup plus expérimentaux, l’ensemble laissant l’impression d’un bouillonnement pas toujours lisible, mais incontestablement passionnant.
De ces dizaines d’heures d’enregistrements, Douglas avait tiré, après un long travail de sélection, la matière de cinq disques vinyles, aujourd’hui condensés dans ce coffret de trois CD. Si on peut être tenté au départ de n’y voir qu’un aspect « documentaire »intéressant mais daté, on se laisse vite emporter par la ferveur créative des musiciens et la diversité des propositions musicales qu’on peut y découvrir. Il y a là-dedans un côté « brouillon » et fourre-tout enthousiasmant, ces expériences tous azimuts n’ayant rien perdu, trente ans après, de leur fraîcheur. « Pour moi, cette période de loft jazz a été la dernière où des changements significatifs sont apparus dans cette musique. Il y a eu depuis de grands musiciens et de grands disques, mais je ne pense pas avoir vu quelque chose de vraiment nouveau se développer », conclut Douglas. La sentence est sans doute sévère, mais cette belle réédition permet en tous cas de prendre la mesure de l’effervescence de cette époque, effervescence qu’on ne retrouvera en effet pas forcément (à ce niveau-là tout au moins) dans les suivantes.