Si les talents d’acteur, metteur en scène, scénariste du peintre-mannequin Vincent Gallo ne font plus mystère, sa casquette de multi-instrumentiste-chanteur-compositeur-auteur-producteur nous était moins familière. Tout au plus savait-on que la gueule d’ange nourrissait un goût pour le cut-up et le prog-rock, avait bourlingué dans une petite dizaine de groupes, de The Good (1975) à Bunny (1998), en passant par Bohack ou Gray (rejoint épisodiquement sur scène par Jean Michel Basquiat), et en avait profité pour sortir une demi-douzaine de références (un 7″, deux albums, deux BO, deux apparitions sur des compilations avec Camera Obscura, Folk Implosion, Chokebore, etc.). La dernière en date n’étant rien de moins que la bande originale de son premier long métrage : Buffalo 66. Et puis voilà que Vincent Gallo s’arrange pour se faire signer sur Warp, pour un album lo-fi, bancal et dissonant, When, aux antipodes de la production du label hi-tech. On savait l’homme peu doué pour les compromis, on avait eu vent de sa grande gueule, de ses goûts tranchés sur tout et tout le monde. On le découvre aujourd’hui profil bas, vulnérable, sur un album intimiste, étrange et attachant.
Si When n’était rien d’autre qu’un album de love songs, l’affaire serait vite entendue. Les mélodies, simples et vaporeuses, sont ici réduites au minimum syndical. Les cinq instrumentaux de l’album plongent indifféremment leurs racines dans le jazz (I wrote this song for the girl Paris Hilton) ou les dérives bucoliques (A picture of her). La voix de Vincent Gallo, frêle et en même temps suave, s’impose quant à elle comme la plus agréable surprise de l’album. Avec ses irrésistibles tremblements, sa manière de siffler les « ssss », Gallo chante, avec des mots simples, sa solitude sur le chetbakeresque Yes, I’m lonely, son chagrin sur Laura, son amour sur Honey bunny (« And darling / I can see you / When I close my eyes / And in my dreams / You’re always there / Darling you remember / The days we would spend / And happy the place / I could take you there / We’re like dreamers / In nice colors / Childlike dreamers / Underwater »). Romantique à souhait, naïf mais véritablement touchant. Bien, très bien. Mais un peu maigre pour l’artiste démiurge qu’il entend incarner.
De fait, Vincent Gallo voit grand et, assis dans son studio hollywoodien sobrement baptisé « The University for the Development and Theory of Magnetic Tape Recorded Music Studios » (un garage avec un quatre-pistes, quoi), il cache difficilement l’ambition de son propos. Car When est plus qu’un album automnal pour cœurs brisés, plus que l’accessoire du moment pour accompagner ses soirées de solitude. A vrai dire, When n’a rien d’évident : quelques écoutes sont nécessaires pour découvrir la richesse que recèlent ces dix titres chagrins.
La grande curiosité de l’album réside dans sa production, volontairement dépouillée, sinon approximative. Les micros des six-cordes sont étouffés, le grain du son plutôt sale, souvent à la limite de la saturation (l’écoute à volume faible est donc souhaitable). Seule la voix semble surmixée, mise en avant, ce qui contribue plus encore à la rendre séduisante et humaine, comme perchée au-dessus d’instruments funambulesques. Le résultat, s’il peut laisser sceptique, n’en reste pas moins un joli pied de nez aux méthodes de production actuelles, qui privilégient souvent les sons numériques, aseptisés, les basses lourdes, enrobantes (y compris lorsqu’il s’agit de pomper les 70’s : L’Incroyable vérité de Sébastien Tellier, en dépit de ses lourds accents floydiens et wyattiens, demeure un album contemporain par excellence). When procède du refus d’une telle production et d’un parti pris : celui d’insuffler au son la chaleur humaine (avec pour corollaire l’introduction de l’erreur humaine, l’aléatoire). De ces choix découlent presque nécessairement une instrumentation réduite (conversations de guitares vintage, percussions chétives, timides claviers, brèves apparitions d’instruments divers) et des compositions squelettiques, décharnées, loin des formatages en vigueur : chacun des dix morceaux égrène quelques notes sporadiques, trace des courbes hésitantes, ralentit, respire, et reprend son chemin sinueux. Et la main de Vincent Gallo de transmettre à chacun de ses instruments une part d’humanité : les deux accords de piano de Apple girl, lointains, sont posés comme des respirations hésitantes, irrégulières. La percussion de Yes I’m lonely s’épuise lentement, se noie dans la mélancolie de la voix de Gallo, comme si elle comprenait la vanité qu’il y a à continuer de jouer, comme si elle faisait sienne le sens de cette phrase que répète le chanteur : « It could be so nice » (ce qui sous-entend que « it is not so nice »).
Au final, les morceaux réussissent, on ne sait trop comment, à se maintenir en lévitation. Cotonneux, c’est comme s’ils nous parvenaient de loin, sans que jamais l’on ne réussisse à les empoigner. Et c’est en cela que l’ambition qu’affiche When est à la hauteur de la frustration qu’il provoque au cours des premières écoutes : les plages défilent sur la chaîne, elles nous parviennent mais comme prises dans une nasse qui nous les rend insaisissables, étrangères, en suspension dans l’air. En ce sens, When est un album qui exige que l’on aille à lui, afin de goûter à la quiétude qu’il inspire.