Le marathon sonique de la Pentecôte se poursuit sous un ciel clément, dans un parc transformé en fourmilière humaine où la hache de guerre semble temporairement enterrée entre les fratries antagonistes de l’underground – toute hiérarchie entre garage-punk, new wave, noise, pop et musique de club s’est volatilisée le temps de ce grand raffut de printemps, aussi pointu que populaire. Villette Sonique a mis cette année les bouchées doubles sur les concerts en plein air (avec l’ajout d’une scène Village Labels, fort bienvenue) et on ne savait plus trop où donner de la tête tant l’abondance des propositions, transgenres et transgénérationnelles, avait de quoi donner le vertige. Avec en ligne de mire, la revendication d’un espace de liberté, d’hédonisme et d’excès comme il n’en existe plus guère dans les cadres « institutionnels ».
Premier objectif: atteindre le Jardin des Iles, oasis futuriste perdue au fond du parc (avec vue imprenable sur la Géode en fond de scène) où se déroulent l’essentiel des sets électroniques. L’enthousiasme est palpable dès les premières minutes du set de Lenna Willikens, coqueluche de l’electro leftfield couvée par le label argentin Comeme (un habitué du festival), connue pour avoir sévi plusieurs années au Salon des Amateurs de Düsseldorf et pour ses mixes atypiques sur Radio Comeme. Et paf, la tuile arrive: une panne de son interrompt brutalement la toile qu’elle commençait à tisser autour de la marée de corps entassés sur la pelouse. Il est à peine 17h que le brasier du dancefloor reprend de plus belle après un quart d’heure de trépignement, et la djette remonte vaillamment les échelons jusqu’à l’extase collective, amenée avec un doigté hallucinant. Son mix enchaîne les slowburner tropico–industriels, secs et sans fioritures, où les grelots électroniques viennent peu à peu caresser l’échine, puis s’infiltrer sous l’épiderme avant de prendre possession du corps tout entier. Comment ne pas être happé par cet ensorcèlement conquis du bout des doigts?
Après avoir raboté ses semelles sur la pelouse, direction la grande scène où le blondinet chanteur des dublinois Girl Band s’égosille de tout son soûl, dans une pantomime convulsive qui paraît à prime abord un poil surjouée. Malgré ses apparences de premier de la classe, le groupe se révèle beaucoup moins inoffensif qu’il n’y paraît et fait monter l’adrénaline avec une furie noise-rock – synthèse implacable entre Birthday Party, Jesus Lizard, Sonic Youth circa 1985, James Chance et The Fall – soulevé par un tempo de grosse caisse qui procède du même effet qu’un beat électronique. Le climax est atteint avec leur reprise dévastatrice du tube techno de Blawan à coup de guitare-tronçonneuse et de tabassage de fûts qui emporte les centaines de corps agglutinés devant la scène dans un tsunami d’énergie galvanisante. L’uppercut du week-end.
Juste le temps de boire une énième bière éventée, d’aller taper la causette avec les amis des labels Bruit Direct, Tanz Procesz et Premier Sang qui partagent un stand au Village Label, et c’est reparti pour un tour.
C’est au tour de Traxx, aka Melvin Oliphant, DJ légendaire de Chicago, membre de Dirty Criminals et Mutant Beat Dance et boss du label Nation, de mettre en transe le Jardin des Iles. Tout en retenue pendant la première demie-heure, son set s’étoffe à mesure que la pression monte et que sa gestuelle devient de plus en plus frénétique, donnant l’impression d’assister à un rituel de possession vaudou. La dextérité avec laquelle il enchaîne les morceaux en triturant les boutons de la table de mixage est proprement sidérante et près de deux heures durant, son mix poursuivra une ascension fulgurante, entre jackin’ techno, électro lancinante et EBM claquante, devant une foule qui entre en phase de combustion spontanée. Un moment phénoménal.
Tandis que Pierre et Bastien est encore en train de mitrailler à ciel ouvert son punk-rock binaire, aux paroles aussi drôles que débiles, la Grande Halle se remplit peu à peu. Avec ses visuels très “fond d’écran” et son sound design léché rappelant les pires travers de l’electronica abstraite des 90’s, Untold suscite quelques bâillements polis et jette un gros froid. Mais bon sang, où sont passés ses infrabasses vrombissantes et ses rythmiques in your face? Il semblerait que la fin de son live ait réservé des surprises, mais on est déjà dehors en train de fumer une clope.
Avec sa bass music teintée de dub industriel et de chœurs soul, Andy Stott lui succède et fait preuve d’une élégance racée typiquement anglaise, mais son live est un peu trop cérébral pour galvaniser le public. A mi-parcours, les algorithmes s’emballent enfin, l’approche conceptuelle prend corps à l’intérieur même des saccades rythmiques et avoisine alors la pureté formelle du grand Mark Fell.
Planqué sous les escaliers de la nef, le duo Gum Takes Tooth joue simultanément son électro-math-rock batterie-synthé avec une fougue arty tellement volontariste qu’elle frise la vulgarité (beurk, ces sons 8-bits). Battles et Fuck Buttons se sont trouvés des petits frères turbulents, mais qui ont oublié d’être subtils.
Carter Tutti Void prend alors place sur la scène principale, surplombé par un diagramme circulaire qui entre tout doucement en rotation. Froidement narcotique, la musique électronique du trio pénètre par tous les pores et invite à une expérience d’hypnose collective, administrée sans ménagement. Toujours aussi sournois, les impavides Chris Carter et Cosey Fanny Tutti (dont la carrière est jalonnée de projets innovateurs : Throbbing Gristle, C.T.I., Exotikart, Chris & Cosey…) sont plongés dans leurs machines et déclenchent une transe insidieuse, dont la symétrie apparente – désaxée par la guitare jouée à l’archet de Nik Void de Factory Floor – cache une foultitude de détails scabreux et de méandres inorganiques. Nuit magick …
On est venu aussi en nombre célébrer le retour live de Cabaret Voltaire – ou plutôt, de Richard H. Kirk – , sous la forme d’un dispositif audiovisuel (comme on dit de manière pompeuse). Le fondateur du groupe reste invisible derrière ses machines, devant trois écrans qui déroulent un cut-ups d’images de news et de séries TV vintage, à une vitesse quasi subliminale. Si certaines figures de style ont pris un petit coup de vieux (inévitable pour toute musique qui s’appuie sur des séquenceurs et des boîtes à rythmes), Kirk parvient à transfigurer sa cold-techno expérimentale en un spectacle total et transforme le public en un parterre de pantins désarticulés. Plus qu’un concert à proprement parler, cette performance offre une relecture bienvenue de trente ans d’activisme sonore, en opposition radicale à l’oppression politique, sociale et économique (Sheffield, la ville industrielle dont il est originaire, fut l’une des premières cibles de la politique libérale de Thatcher). Palme d’Or, Grand Prix ou flop total? Le débat fait rage.
Comme il est hors de question de s’arrêter en si bon chemin et que Villette Sonique enjoint à dépasser les limites, la soirée club chapeautée par Red Bull continue de battre son plein jusqu’à l’aube au Trabendo, et on serait bien incapable de résumer tout ce qui s’y est tramé. Entre la deep-techno de Levon Vincent, l’electro-italo du mythique hollandais I-F, fondateur de la radio online Intergalactic FM et le back-to-back euphorisant de La Muerte & Alejandro Paz, l’éventail est large et l’éparpillement des neurones commence à se faire méchamment sentir. Les jambes, elles, continuent de répondre aux impulsions dionysiaques de ce dancefloor de haute volée. On se remémore surtout ce bouquet final en forme de slamming ovation, avec le programmateur du festival enserré par le duo de DJs et porté à bout de bras par des clubbers déchaînés, tandis que les lumières de la salle se rallument sous les sifflements. Titubant au petit matin, on contemple dans la rue les affiches du concert de Johnny, où s’étale en gros les mots “Rester Vivant”. C’est le mot d’ordre qui nous raccompagne jusqu’au lit, la tête et les jambes en charpie.
JB
Alfred Jarry pourra titrer « La Pentecôte considérée comme course d’obstacle » pour résumer ce dimanche ensoleillé qui a bien entendu accueilli tous les représentants de la braillarde relève biologique, risquant qui la décapitation, qui le vol plané, au milieu des festivaliers venus tituber leurs quarante-huit heures de veille d’affilée avec la ferme intention de rester droit dans la houle, jusqu’au bout, quel qu’en soit le prix. Au vrai, il serait plus logique de concevoir la pelouse comme un tissu vivant d’humains souffrant de quelques infestations mineures d’herbe, arbres, et autres militants anti-reproduction consternés.
Pourtant, le « Sentiment d’Amour » sera le grand thème de l’après-midi : on a beau avoir raté King Khan & The Shrines, on sait que le roi Khan, affublé d’un slip de catcheur et d’une cape scintillante, a dû profiter du climat pour exhiber des pans entiers de sa sensualité exacerbée, et gratifier nos chères têtes blondes de blagues salaces baragouinées dans un français heureusement incompréhensible. Blague à part, le concert avait l’air impressionnant.
Celui que l’on attendait le plus, c’est Marietta : après un album remarquable tout juste sorti sur Born Bad Records, mais enregistré dans des conditions drastiquement primaires (quatre pistes, un seul musicien), on se demandait comment le chanteur de The Feeling of Love transformerait l’essai, en trouvant le moyen de rendre justice sur scène à ces morceaux intimistes et bricolo, qui mixaient savamment Syd Barrett et Beck, le psyché 60’s et l’indé 90’s. Autour de lui, des têtes bien connues (La Secte du Futur, T.I.T.S., Volage), qui jouent de façon suffisamment sobre pour mettre en valeur la voix de Guillaume Marietta, forcément plus exposé qu’avec ses formations précédentes. Le public est composé à 77% de copains, et de copains de copains, tous un sourire aux lèvres à défigurer le Joker, heureux de se dandiner les yeux mi-clos en laissant les rayons du soleil les caresser, dans cette after aux dimensions insensées où les regards pleins de gratitude semblent autant de signes de reconnaissance ouvrant vers un monde secret et rassurant.
A moins que je ne manque vraiment de sommeil, ou de quelques gouttes de sang dans mon alcool. D’autant qu’il y a encore cinq ou six ans, écouter ce genre de musique dans notre milieu équivalait à se balader coiffé d’un grand chapeau pointu dans les rues de Salem, Massachusetts, aux alentours de 1692.
Le clou du spectacle, ce sera Pierre & Bastien, au sujet desquels on doit être à peu près les seuls à faire la fine bouche : les mêmes qui trouvent Ventre de Biche potache et mal-écrit s’extasient en général sur le génie incompris des chanteurs de « Cancer » et « Auto-entrepreneur », ce groupe super-lol qui n’est même pas un duo et dont aucun membre ne s’appelle Pierre ou Bastien. Pourtant, on a pu voir de nos yeux le potentiel fédérateur de leur punk-réalisme-social, quand la fosse a muté en un pogo totalement premier degré, avec des coups qui font mal et des slams qui s’écrasent avec un bruit sourd. Un constat : les gens connaissent les paroles. Tout, couplet, refrain, pont. Bref, c’est avec un enthousiasme parfaitement raccord avec cet après-midi du Love que nous nous joignons à ce pogo terminal, qui clôt les concerts extérieurs dans un shaker humain bien décidé à nous transformer en coulis. Merci les parcs, à dans un an.
PJ