Airs extraits de Luisa Miller, I Lombardi, Aida, Ernani, Un ballo in maschera, Otello, La forza del destino, Macbeth, Jérusalem, Il trovatore.
Roberto Alagna (ténor). Berliner Philharmoniker, Claudio Abbado.
C’est Verdi qu’on ressuscite. Verdi, rendu à l’esprit et à la lettre de sa partition ; Verdi, dans un style et une vérité que l’on croyait à jamais révolus, depuis l’âge d’or des Martinelli et autre Lauri-Volpi. Verdi justement célébré par une voix qui lui doit beaucoup -quel ténor ne rêve pas de chanter une fois dans sa vie Otello ?-, et singulièrement (par) celle de Roberto Alagna, qui faisait, il y a à peine dix ans, ses premiers pas sur la scène lyrique dans les habits d’Alfredo. On tenait alors le ténor lyrique-léger que l’on n’attendait plus, Alfredo, donc -qu’il chante encore et toujours… mieux !-, puis un Duc bondissant dans Rigoletto (cf. l’enregistrement survolté de Muti, chez Sony).
Mais Alagna ne comptait pas en rester là : dès 95, aux Champs-Elysées, on l’entendait risquer, très à l’aise, l’air des Lombardi, mais un Trovatore encore incertain. Puis il y eut surtout, l’année suivante, l’affaire Don Carlos : ce rôle (écrasant, de fait), dont les Cassandre prédirent qu’il lui casserait la voix -in fine, une interprétation mémorable (gravée chez EMI), et dont on chercherait aujourd’hui en vain, dans ce récital tout naturellement consécutif, les improbables séquelles.
Car ici, ce n’est plus Alfredo, ni le Duc, ni même encore l’Oronte des Lombardi (qui figure, certes, un peu perdu, au début de ce programme) : mais tous les « grands », et lourds, et périlleux Verdi, ceux qui font et défont une réputation de ténor. Des spinto (Forza) aux héroïques (Otello, donc, et Radamès), jusqu’au retentissant « Di quella pira » que l’Italie chante en chœur depuis le Risorgimento…
Beaucoup de rôles pour un seul homme et une seule (et jeune) voix, conjecturaient toujours les mêmes. Cette fois, ils en seront pour leurs frais, et en resteront littéralement cois. Jamais abordés à la scène -sauf Macduff, en décembre dernier à la Scala-, tous les personnages sont pourtant incroyablement interprétés, incarnés dans leurs colères et leur affliction, dans leurs doutes, leurs souffrances et leurs rébellions. On ne sait qu’admirer le plus, de l’esprit ou de l’admirable exactitude musicale à laquelle s’applique Alagna. Porté, il va sans dire, par l’immense Abbado, à la tête de Berliner déployant mille couleurs impressionnistes (infinie poésie de la clarinette, dans l’introduction de Forza).
Tout en haut : Otello, a priori le plus inattendu et pourtant le plus bouleversant de cette galerie de portraits. Il faut entendre cette « voce soffocata« , au début du premier solo, ces « Desdemona ! » déchirants, ou la voix qui s’éteint, à l’heure de la mort… oui, vite une intégrale ! Et puis cette Forza, dolorissime (le « Rimembrenza ! »), où l’on gardait pourtant le souvenir poignant de Bergonzi. Et encore : Aida, si perdendosi à la clé, et enfin Manrico, « All’armi ! » vibrant d’ardeur juvénile.
Il faudrait parler, aussi, du souffle, qui traverse tous ces airs, du phrasé, admirable, de la diction, exemplaire (Jérusalem !). Récital (verdien) d’anthologie, ce disque marquera, c’est sûr, la carrière fulgurante de Roberto Alagna. Certains ne le regarderont -et ne l’écouteront- plus, enfin, tout à fait comme avant (c’est-à-dire de travers !) : mieux vaut tard que jamais…
Stéphane Grant