Au premier abord, la compilation Underground moderne est décevante parce qu’elle ne peut rivaliser, en 15 titres seulement, avec la profusion essentielle de documents littéraires et graphiques réunis dans le livre Underground, l’Histoire, dont elle accompagne la publication. Faute de temps et de moyens, Underground moderne est ainsi l’ébauche hâtivement esquissée de ce que pourrait être une anthologie de la déviance, mais une ébauche saisissant les ruptures et les points de rencontre des grands courants de la musique underground 70′ : musiques électroniques, dub, jazz d’avant-garde, krautrock, cosmic music, P-funk, ambient, etc, rien n’a échappé à son concepteur. En effet, Underground moderne ressemble à un copier-coller fragmentaire de la mémoire sonore de Jean-François Bizot (patron d’Actuel/Nova), Xanadu neuronale où se sont entassés vinyles et souvenirs au fil d’un parcours hors norme. On regrettera seulement que beaucoup de titres figurant sur cette compilation soient désormais de notoriété publique -souvent grâce au soutien de Radio Nova- et que la diversité des genres abordés en rende parfois la lecture chaotique. Néanmoins, le choix des titres et la cartographie secrète à laquelle ils revoient sont des plus passionnants. Back to the classics de l’Underground Universalis.
New York : « Un brouillard londonien fait de fumée de haschisch, de graisse rance, de bière répandue et d’urine de poivrot recouvrait les immeubles, les caniveaux, les ruelles, d’une mince pellicule poisseuse » (Spinrad). Qui d’autres que Suicide et les Silver Apples pouvaient traduire l’univers sordide des bas-fonds new-yorkais (ce mélange de sueur, de tensions sexuelles, de visions affamées d’alcool et de drogues) dans un torrent de rock-garage électronique, un orgasme viscérale hurlé aux portes des centres réfrigérés du pouvoir-pétrole-argent ? En 1968, les Silver Apples, duo nécrophore de la musique électronique, émergèrent de Greenwich Village et composèrent d’inquiétantes mélodies répétitives sur la « simeon machine » (une douzaine d’oscillateurs bricolés), autant de plongées paranoïaques dans le système nerveux dégénérescent de New-York : Gypsy love, orgie bruitiste dédiée à New-York-Babylon, rappelle la démence lysergique des Seeds avec quelques bleeps en plus. Dix ans plus tard, la révolution électronique est définitivement accomplie. Avec Ghost rider, Suicide évacuent tous les instruments traditionnels du rock (« one microphone and a drum-machine ») et inventent une nouvelle transe urbaine alliant la violence des Stooges à la froideur low-tech des machines. Loin de ces débordements incendiaires, une figure légendaire des trottoirs de Manhattan, Moondog -« The Vicking of Sixth Avenue », aveugle céleste- élabore au contact de Charlie Parker et du New York Philharmonic une musique divinement primitive qui s’élève au-dessus des miasmes de la ville pour créer un nouveau classicisme d’une luminosité absolue (Bird’s lament).
Underground moderne poursuit son exploration en Europe du côté du rock allemand. Avec Mushroom (1971), Can, inspiré par Kahrlheinz Stockausen et les musiques improvisées, annonce le minimalisme froid et convulsif de Joy Division, tandis qu’Agitation Free (1972) marque l’apogée du psychédélisme et le début de l’abîme pour les freaks égarés sur les routes de l’Orient. En 1980, Irmin Schmidt, ex-clavier de Can, délivre la musique planante allemande de tous ses mauvais trips acides et fixe les canons de l’ambient avec cette superbe musique de film, Der tote bin ich, évoquant les futures collaborations de Brian Eno et Jon Hassel.
Pour une fois, l’underground français des seventies n’est pas évincé et il fournit même trois titres à la croisée des avant-gardes « littéraires » et musicales. Heldon accompagne les visions poétiques de Gilles Deleuze (Le Voyageur), l’Art Ensemble of Chicago se joint à Brigitte Fontaine sur le mythique Comme à la radio et Gong s’associe avec l’écrivain Jacques-Alain Léger (Dashiell Hedayat) pour un hymne à la défonce et à l’amour libre dans une Chrysler rose. On retrouve d’ailleurs la tribu Gong pour 6 minutes de Karma-banana cosmique extraits de l’album Camembert électrique, jonction organique entre La Déesse blanche de Robert Graves, William Burroughs et la contre-culture européenne des 60’s.
Kingston : le chapitre dub privilégie le roots avec le classique de King Tubby Meets the rockers uptown et le trop méconnu dub-poet Mutabaruka. De retour aux US, nous passerons les incontournables Funkadelic et Frank Zappa pour souligner la déchirante performance vocale de Tim Buckley sur Sweet surrender, déclaration d’amour épique magnifiquement obscène sur fond d’arrangement soul-funk.
Malgré les contraintes matérielles ayant réduit la portée de ce projet, Underground moderne est un accélérateur de neurones plus efficaces que les dernières compilations Nova Tunes et autre Nova Mix. Souhaitons la parution d’un second volume avec des oeuvres plus pointues des labels Futura ou ESP, de la poésie sonore et surtout The Plastic People, ces mystérieux tchèques évoqués dans le livre Underground, l’Histoire…