L’excellent label Soul Jazz Records nous gratifie encore une fois d’une indispensable réédition, après l’extraordinaire album d’ESG et la compilation New Orleans funk (sans oublier la série des 100 % Dynamite). Tous ceux qui apprécient le reggae-roots, et les autres qui ont les oreilles ouvertes à toute découverte spatio-musicale, apprécieront la sortie de cette compilation des meilleurs moments du label jamaïcain Studio One (au luxueux packaging, comme Soul Jazz nous y a désormais habitué). Un disque à marquer d’une pierre blanche pour l’intelligence de sa sélection et la qualité des morceaux choisis.
Radio One fut fondé au début des années 60 par Clément « Coxsone » Dodd, un jeune Jamaïcain impliqué dans le fameux Downbeat Soundsystem, qui ramena de ses voyages aux Etats-Unis (où il travaillait dans des exploitations agricoles) un amour pour le rythm’n’blues et, de fait, les meilleurs singles du genre, vendus dans ses magasins de disques et joués dans les Soundsystems de Kingston et de ses campagnes. La réinterprétation du rythm’n’blues US par les musiciens jamaïcains produisit le « ska », courant musical qu’on considère aujourd’hui comme à l’origine du reggae, et qui permit la popularisation internationale de la musique jamaïcaine. Ecouter Phoenix city des Skatalites donne effectivement une bonne idée de ce mix singulier : les riffs de guitares répétitifs typiques du reggae, sur des rythmiques noires américaines évoquant le roulement d’un train à vapeur et les cuivres secs et mélodieux de la meilleure soul-music, préfigurant le funk, déjà en gestation. Ecouter à cet égard Village soul de Lennie Hibert, avec son riff à la James Brown et son orgue groovy, ou Greedy G de Brentford All-stars, digne d’une compile des Funky People, avec en sus l’écho sur la caisse claire, typique du dub.
Le label Radio One, depuis sa création jusqu’à nos jours (puisqu’il est toujours en activité), a vu passer le meilleur de la musique jamaïcaine, ici compilée en 15 classiques, du ska des Skatalites, au rocksteady de Marcia Griffiths ou Jackie Mittoo, du reggae roots de Horace Andy aux classiques du dancehall des DJs Michigan & Smiley ou des Lone Rangers. Tout le monde connaît la langoureuse complainte de Dawn Penn, No, no, no. Qui par ailleurs n’a pas quelque part enfoui dans sa mémoire la triste langueur et le rythme de marche si caractéristique de Skylarking d’Horace Andy ? Cette succession de standards incontournables résonne à l’écoute comme une partie irréductible de notre inconscient collectif musical. Celui devant lequel les fans d’indie-pop se bouchent trop souvent les oreilles, parce que trop connoté babas et marijuana. Or la musique qu’ils écoutent, blanche et anglo-saxonne, s’est inspiré de la même culture que le reggae classique, dont la source se révèle dans cette compilation.
L’entrelacement des genres musicaux et des cultures de pays aussi différents que l’Amérique et la Jamaïque a produit une musique sans frontière et intemporelle, qui continue de fredonner sa petite ritournelle obsédante, celle du marcheur, du voyageur. Celui qui est venu jusqu’en Occident, qui y a laissé son histoire, et qui a changé notre histoire.