Quoi de neuf le funk ? Le funk avec ses costumes ajustés collés de sueur, ses revers en fourrure, ses cris, ses cuivres, sa basse, son beat, le funk tel qu’en lui-même au tournant des années 60. Dans une époque marquée par le renouvellement incessant de marchandises toujours plus uniformisées, la nouveauté a un goût de déjà-vu, et le déjà-vu prend un air de nouveauté. Et un petit 45 tours, paru discrètement en 1969 à Memphis, à La Nouvelle-Orléans ou ailleurs, est aujourd’hui plus neuf que, mettons, le dernier U2.
C’est vers 1980 que les choses ont commencé à se dérégler. Que le futur s’est mis à marcher dans les sillons du passé. Flash, Bambaataa, Herc, tels sont les noms des passeurs qui prenaient ces rythmes venus des profondeurs du sud des Etats-Unis pour projeter leur style sauvage sur les murs de briques du Bronx. Le funk a traversé ainsi la nuit des années 80 aseptisées, sa moiteur organique enchâssée dans les constructions futuristes des pionniers du rap. Et, petit à petit, il est revenu.
L’Histoire de la musique est d’abord faite pour l’Homme Blanc (comprendre : celui qui écoute de la musique, c’est-à-dire un mec de 15 ans dont les parents sont divorcés et qui habite une maison individuelle). De fait, pour qui a grandi dans les 80’s, le funk était au mieux un secret, au pire un mystère : un univers de connaisseurs, dont les journaux hérauts de la culture rock ne parlaient jamais (combien de couvertures de Best ou de Rock & Folk sur Kool & The Gang ou George Clinton ? et combien sur Genesis ?), faisant à peine émerger de l’oubli quelques vestiges consensuels (Sex machine, Superstition, What’s going on, Superfly, There’s a riot going on).
Too black, too strong, entendait-on sur les disques de Public Enemy. Tel était le funk jusqu’aux années 90, éternel oublié des rétrospectives, des rééditions CD, des anthologies en 4 volumes (depuis quand la discographie complète de James Brown est-elle seulement disponible en CD ? et l’est-elle vraiment ? et celle des Meters ?). Sauf que le funk n’a cessé d’être présent dans la musique populaire, et de plus en plus, à mesure que son rejeton synthétique, ce hip-hop né dans les terrains vagues lunaires du South Bronx au crépuscule des années 70, se rapprochait de la consécration mondiale.
Et depuis, la banquise d’oubli qui recouvre cette musique fond chaque jour un peu plus, découvrant petit à petit les trésors des années de velours et fourrure, de cet âge d’or du funk, qui a débuté à La Nouvelle-Orléans au milieu des sixties pour mourir sous le rouleau compresseur disco dix ans plus tard. Mais tout cela, beaucoup ne le découvrent qu’aujourd’hui. Et 1972 revit en 2001, à la faveur du flot ininterrompu de disques, tel ce People get up, qui aujourd’hui s’efforcent de rattraper des années de Black-out (quand 1972 n’est pas tout simplement recréé pièce par pièce, mesure par mesure, par des musiciens qui n’étaient pas encore nés quand Bootsy Collins a quitté les JBs : écoutez The Live mixtape part 2 de Breakestra).
People get up n’est ni plus ni moins intéressant que ses -désormais- dizaines de semblables qui font de 45 tours vieux de trente ans les nouveautés de ces dix dernières années (les pionniers Classic funk mastercuts, les Legendary deep funk de Keb Darge, les Pulp fusion, les Funk spectrum de Josh Davis ou Kenny Dope, les Stand up and be counted). C’est dire s’il est bon.
Peu importe le concept (un programme de funk sur une FM US en mars 1970, et tant pis si certains titres sont en fait sortis parfois un an plus tard), seule compte la musique : peu de pointures (mais lesquelles : les pionniers des bayous Lee Dorsey et Eddie Bo avec leurs fanfares syncopées, les toujours impeccables Isley Brothers et, bien sûr le Godfather of Soul et ses JBs -auquel Harmless vient de dédier une autre compilation, Doing the James Brown), des breakbeats qui démarrent dès les premières secondes du disque (une performance), et quelques curiosités qui amuseront les dancefloors.
On retiendra tout particulièrement le Do what you wanna do de l’incompréhensible shouter Frank Howard et ses Continentals (et c’est la pochette qui le dit), I’m Mr. Big Stuff, réponse de Jimmy Hicks au Mr. Big Stuff de Jean Knight, célèbre single à succès made in Soulsville, USA (et que reprendra Heavy D en 1987), l’entêtante wah-wah du We’re doin’it (the thang – part 1) d’Eddie Bo (mais que fait Norman Cook ?), la plainte du saxophone de James Young And The House Wreckers dans l’intro de Barkin’ up the wrong tree, les percussions afro-cubaines du Shuckin’ and jivin’ du Johnny Lewis Quartet, de Seattle (laissez tomber les cinq premières minutes de guitare jazz et filez directement goûter ses quatre minutes de breakbeats très Body&Soul du dimanche après-midi).
Et on n’ajoutera rien sur les 12 minutes du Make it funky (part 1, 2, 3 & 4) de James Brown -on se délecte toujours de son intro parlée ; pour ceux que ça intéresse, à la fin, on entend BB King. Le tout ruisselle de cuivres et du martèlement syncopé des funky drummers, « guaranteed to make you move your feet », comme disait le Sugarhill Gang. Le funk américain, avec toutes ses scènes locales et leurs centaines de 45 tours attendant dans des caisses en carton le collectionneur fou depuis parfois presque 40 ans, est bien, décidément, cette mine inépuisable de grooves dans laquelle la musique d’aujourd’hui puise inlassablement, prolongeant indéfiniment l’énergie vitale de ce son.
Et on ne vous parle ici que du funk US, pas du funk nigérian, du funk éthiopien, du funk polonais ou tchèque. Mais ceci est une autre histoire (et d’autres compilations).