Saura-t-on dire un jour ce que fut vraiment l’explosion free-jazz, cette chose nouvelle née de l’esprit visionnaire de quelques enfants de Bird, qui vécut dans le tumulte des années de poudre de l’après Malcolm X, et qui disparut -ou plutôt, qui plongea dans l’underground- dix ans plus tard, submergée par le raz-de-marée normalisateur du disco ? D’un pays à l’autre, d’une rive à l’autre de l’Atlantique, d’un auditeur à l’autre, rarement perception d’un mouvement artistique aura été aussi fragmentée et contradictoire : ainsi, alors que, après la mort de leurs figures tutélaires Coltrane et Ayler, les adeptes américains de la New thing étaient ignorés ou méprisés sur leur sol natal (à l’exception de quelques branques comme Don Van Vliet, les Stooges de Fun house ou une bonne partie du punk-rock new-yorkais), ils étaient à la même époque adulés par une certaine extrême-gauche française qui voyait dans le projet free le pendant musical de son rêve politique d’avant-gardisme prolétarien. Seul point commun de part et d’autre de l’Atlantique, la vigueur des polémiques qui déchirèrent alors le milieu du jazz, nouvelle querelle des Anciens et des Modernes où, à la fin, les Anciens auraient triomphé, renvoyant les aventuriers du free dans les marges obscures de la mémoire de la musique du XXe siècle.
Cette exceptionnelle double-compilation New thing ! de Soul Jazz nous livre, après l’inaugural et déjà classique Universal sounds of America de 1995 et quelques autres rééditions aussi rares que précieuses, le regard anglais sur cette scène controversée ; un regard qui, infusé de culture rare groove, explose complètement la gangue de poncifs idéologiques qui entoura longtemps ce mouvement, notamment en Europe, en le restituant dans sa réalité purement musicale : celle de musiciens utopistes, épris de nouveauté et du désir de se réimmerger dans la culture populaire – celle de leur communauté et celle des autres. Se dessine ainsi un paysage sonore bien plus mélodique, bien plus léger, bien plus groovy que ne pouvaient le laisser supposer les impressionnants monuments abstraits à l’ombre desquels la New thing s’est bâtie (le Om de Coltrane, le Free jazz d’Ornette Coleman…).
Le disque, ainsi, débute sur le Street rap (de 1974 !) des Chicagoans Maulawi, qui, sur un tapis de groove (deux basses, quatre percussionnistes), restitue une certaine idée de la pulsation de la rue Noire des seventies ; ces dérives collectives ruisselantes de percussions et de chants psalmodiés sont d’ailleurs un motif récurrent tout le long de l’album, du Money blues (pt.1) d’Archie Shepp au Black rhythm happening d’Eddie Gale, qui est exactement cela (un happening du rythme Noir). A l’image de l’Art Ensemble of Chicago, qui théorisa sa quête sous le label Great black music, Ancient to future, et que l’on retrouve avec un Funky aeco syncopé à souhait, ce jazz n’avait pas peur de se frotter aux musiques populaires de l’Amérique Noire et de se teinter de blues, de gospel ou de funk. Et il faut voir dans son goût pour les sonorités atypiques, produites par les synthétiseurs de Travis Biggs (Tibetan serenity), par les claviers préparés de Stanley Cowell (El space-O) ou par les « petits instruments » utilisés par Pheeroan Aklaff sur l’Have mercy upon us d’Amina Claudine Myers, le signe de son esprit profondément démocratique, loin de l’aristocratique rigidité du quartet classique de jazz, basse / batterie / piano / saxo.
Ce goût de l’expérimentation emmenait parfois les aventuriers du free bien loin de leurs racines africaines. Suivant l’exemple du Coltrane orientalisant de la fin, et de sa veuve Alice (présente ici avec sa recréation symphonique du Love supreme de son mari), certains prenaient le chemin de l’Est, jusqu’à faire se rejoindre l’Asie et l’Afrique, comme au début du Forest sunrise d’Hannibal & Sunrise Orchestra, sur le Little sunflower de l’East NY Ensemble de Music où instruments de musique coréens et turcs voisinent avec les bongos, le sax et la basse, et sur l’explicite Tibetan serenity de Travis Biggs déjà cité -tandis que Steve Davis chante dans un français tropicaliste sur Lalune blanche.
Rêve musical d’un retour à la communauté qui aurait cultivé l’amour des détours, la New thing n’aimait rien tant que ces longues suites changeantes où dialogue tout une foule d’instruments -un bon tiers des morceaux compilés s’étirent ainsi sur plus de huit minutes, et plus de la moitié sont joués par plus de dix musiciens. Mais elle était aussi capable de se déployer dans l’intimité, comme sur le tardif Pentatonia (1983) de Paris Smith, seul au vibraphone pour un croquis groovy de trois minutes, ou sur le Duo exchange batterie et sax / flûte japonaise (encore l’Asie !) de Frank Lowe et Rashied Ali (autre lieutenant de Coltrane).
C’est au final un bouillonnement profondément généreux qu’illustrent ces deux disques (enrichis d’un épais livret), un bouillonnement sur lequel brille de tous ses feux un soleil radieux, celui du Grand Original de la musique Noire américaine, dont la trajectoire absolument personnelle défia toute catégorisation, n’appartenant à aucun mouvement, oscillant sans cesse entre haute et basse culture, mysticisme pur et n’importe quoi pop : Sun Ra, dont on retrouve ici un morceau ancien, Angels and demons at play, enregistré en 1956 et qui ne dépare pourtant pas dans cet océan de sons et de rythmes enregistrés dix, vingt voire près de trente ans plus tard. A croire que le beau qualificatif de Chose nouvelle n’aurait été inventé que pour lui.