Quand les traditions des Balkans font fureur jusque parmi les cercles avant-gardistes de New York, Une Anche Passe prolonge vers l’Est une odyssée méditerranéenne commencé en Occitanie, passée par l’Espagne et l’Italie pour atteindre aujourd’hui les terres d’Epire et rejoindre ainsi en temps voulu, et de la manière la plus naturelle qui soit, les parages des courants d’intérêt du jour. Car l’aventure débuta bien à contre-flux dans les années 80, dans le sillage du renouvellement des traditions initié dans la décennie précédente alors bien méprisée. Free jazz, rock, musique de rue et héritage traditionnel faisaient bon ménage dans des groupes maintenant un peu oubliés. Une Anche Passe a su durer, vérifiant de ce fait la fécondité de l’intention première : revisiter les traditions sudistes des hautbois.
Un des secret du succès réside peut-être dans le pragmatisme qui a conduit le groupe à se reformuler au gré des rencontres, et, à l’écart de tout dogmatisme mais avec un esprit de finesse sans défaut, intégrer trois tubas, saxophones et clarinettes pour élaborer un son doux et raffiné, à l’équilibre moelleux et plastique dont les arrangeurs maison font leurs délices. Rien ne met en valeur l’acidité des anches doubles comme la rondeur des saxhorns ou de l’euphonium ; les clarinettes souvent au premier plan savent aussi se glisser, félines entre les deux extrêmes, étoffées de saxophones au swing facile. La continuité des timbres compose un univers chaleureux, rayonnant sans effets de rutilance. Voilà qui se prête particulièrement à ces mélodies secrètement douloureuses, où la nostalgie avance sous le masque d’une éloquence douce-amère. Aux tons violents, aux explosions volcaniques des clarinettes de Serbie ou de Macédoine que les tziganes ont propagées, répondent celles-ci, plus sourdes, à la mélancolie plus lancinante.
Lambros Karaferis est l’invité principal, le guide (« on le laisse jouer, nous nous calquons sur ses notes non tempérées »), le passeur par qui communiquent l’Orient et l’Occident et leurs systèmes si contradictoires, le bienveillant censeur enfin, qui veille à ne pas confondre ouverture et trahison (« S’il nous dit « Fanfara, fanfara », ce n’est pas bon. Mais quand il dit : « Chroma, chroma ! » c’est que nous sommes sur la bonne route. ») Son jeu libre, flottant et chantourné, sa sonorité mate et boisée, sa volubilité modérée pliée à un débit très naturel donne une profondeur parfois méditative à des mélodies que des traditions très proches ont tendance à hystériser davantage. Posées sur le velours d’arrangements qui font la part belle au registre grave -clarinette basse, tubas- ses improvisations visitent certes des thèmes épirotes, mais aussi le répertoire du rebetiko, et vont jusqu’à évoquer les cornemuses bulgares ou macédoniennes (gaïda). D’autres pièces échappent à la Grèce pour récapituler les étapes passées du voyage : hommage à Nino Rota, (Canzone arrabbiata, So low), incursion plus explicite dans le territoire du jazz, composition du catalan Marcel Casellas où l’auboi languedocien est à l’honneur… la diversité de l’inspiration se fond pourtant sans heurts dans le son unique d’Une Anche Passe, preuve de grande maturité. Nigriz est de ces réussites qui viennent de loin, couronnent un long parcours fait d’enthousiasme, d’attention et de respect et s’imposeront à tous.
Une Anche Passe : Laurent Audemard (htbs languedocien, cl, bcl, dir. arr.), Alain Charrié (htbs languedocien, piccolo), François Fava (ss, as, bars, fl), Henri Donnadieu (ts, cl), Katou Philibert (saxhorn ténor, cl), Brigitte Mouchel (euphonium), Pierre Peyras (tuba contrebasse), Denis Fournier (dm, topan, perc) + invités : Lambros Karaferis (klarino), Jordi Figaro (tenora), Stefano Valla (piffero, vcl), Carlo Rizzo (perc, zarb). Novembre 2000 / septembre 2001, en studio et en concert