Les Ugly Duckling travaillent pour la postérité. Non pas parce qu’ils tranchent dans la production actuelle, mais justement parce qu’ils sont l’exact reflet d’un certain esprit du temps : tout comme on réécoute encore aujourd’hui les Count Five ou les Electric Prunes, ces groupes en leur temps mineurs, pour avoir le vrai goût des sixties, il est probable qu’on réécoutera ce disque dans 20 ans pour goûter un peu de l’esprit du début des années 2000. Et, en l’occurrence, pour savoir ce qui se passait dans la tête et sur les platines de ces milliers (millions ?) de B-Boys blancs qui ont découvert le hip-hop à son premier apogée, au tournant des années 1980-1990, et qui ne s’en sont pas remis depuis.
Il y a en effet chez Andy, Dizzy et Young Einstein, les trois Ugly Duckling, ce grain de passion joyeuse que partagent tous les fans de musique qui ont monté leur groupe et enregistré un disque, cette fraîcheur éphémère qui, paradoxe de la musique populaire, fait durer les morceaux bien plus longtemps que la carrière de ceux qui les ont faits. Ce disque a ainsi un peu de l’évidence des 45 tours garage de 1966 ou punk de 1977, sauf que, en lieu et place des Yardbirds et des Stooges, les Ugly Duckling ont surtout écouté EPMD, Prince Paul et les Beastie Boys. Leur spontanéité naïve est en réalité fort bien construite, et parsemée de signes. Leur premier EP, en 1997, disait dès sa pochette cartoon à la Miles Davis 70’s revue façon Breakdance (ghetto-blaster et survêt Adidas compris) et son titre (Fresh mode) l’intention nostalgique de leur musique : la célébration des Golden Years d’un hip-hop qui n’aurait connu ni le G-Funk, ni les fringues Versace.
Journey to anywhere, leur premier vrai album, poursuit sur cette lancée sans prétention. Musicalement, Young Einstein orchestre des breakbeats très 1988, tout en donnant l’impression de s’amuser comme un petit fou. Par exemple lorsqu’il s’essaye à la samba sur ses claviers (A Little samba). Il apparaît aussi à l’aise dans les morceaux laid-back (Journey to anywhere, qui rappelle les Mo’Waxeries de 1994) que dans les morceaux plus bondissants (Eye on the gold chain, hommage à la bigdaddykanienne chaîne en or qu’il porte autour du cou, ou Friday night, qui rappelle leurs compatriotes angelenos Dilated Peoples), même si l’ambiance générale de l’album est plutôt à la décontraction, à la Jurassic Five.
Andy et Dizzy, les deux MCs, déroulent quant à eux un flow fluide pour raconter… pas grand-chose (ou alors pour détourner le chorus de Tainted love sur If you wanna know). Ce qui ne gâche rien, puisque le projet d’Ugly Duckling n’est pas de construire un univers complexe à la Company Flow, ou même à la Eminem, mais simplement de s’amuser et de faire la musique comme ils la sentent. Ca tombe bien, on apprécie. C’est d’ailleurs ce qui fait que l’on n’est pas déçu par ce disque : il sait être efficace et agréable avant d’être original. On pourra toujours trouver qu’il ne fait pas avancer le hip-hop, qu’il s’agit d’une œuvre de fans, qu’il n’invente ni dans le son, ni dans les lyrics. Vrai. Mais pour autant, ne passons pas à côté du disque, il s’agit là d’une bonne occasion de se faire plaisir.
On mettra cependant en garde les Ugly Duckling : sur leur premier mini-LP, ils se vantaient d’y dire 35 fois le mot Fresh. Gaffe : la fraîcheur (qu’on leur reconnaît encore ici) est quelque chose qui s’évente vite, en hip-hop comme ailleurs. On attendra donc leurs prochaines sorties pour savoir s’ils resteront comme une heureuse et éphémère surprise, ou comme un vrai groupe, capable de développer un univers propre sur la durée.