Il y a des gens qui croient encore que le rap américain ne saurait être que gangsta et vulgaire, strillé de bravades néo-scarfaciennes, gorgé de machisme agressif, saturé d’obsession pour les drogues – pour leur consommation, pour leur commerce – et bouffi de mercantilisme anarcho-capitaliste, l’oeuvre de personnes peu recommandables, naturellement promises à la prison. Ils sont même de plus en plus nombreux, si l’on en juge par la dernière polémique en date sur les paroles des chanson hip-hop qui fait actuellement rage au Etats-Unis – en attendant que nos propres politiciens ne se remettent eux aussi à s’intéresser au sujet, ce qui ne saurait tarder.
Underground kingz, monstrueux double-album du retour de ces Sam & Dave Dirty South made in Houston, Pimp C et Bun B, est fait spécialement pour ces gens. Parce que c’est exactement ce qu’il est : gangsta et vulgaire. Strillé de bravades néo-scarfaciennes (Trill niggaz don’t die, apprend-on à la fin du premier disque ; Scarface, l’autre, le Geto Boy, les rejoint sur trois titres, et TI, le nouveau parrain du Sud, est introduit par une rafale de mitraillette sur le bonus Hit the block). Gorgé de machisme agressif (le duo livre plusieurs dissertations en bitchology, de Chrome plated woman à Two type of bitches). L’album est saturé d’obsessions pour les drogues (le grossiste en yayo Rick Ross est de la partie sur Cocaine, quand Pimp C se présente plaisamment sur The Game belongs to me comme « Mick Jagger, because I’m rolling a lot of stone »), gavé de mercantilisme anarcho-capitaliste (« Cars ain’t driving themselves, mansions ain’t building themselves », lâche Bun B sur Swisha & Dosha, c’est le « Travailler plus pour gagner plus » adapté G-style). L’oeuvre de personnes peu recommandables, naturellement promises à la prison (où Pimp C a passé quatre ans entre 2002 et 2006, suscitant une floraison de T-Shirts Free Pimp C dans toutes les vidéos made in Houston jusqu’à sa libération).
C’est aussi un disque de rap du Sud qui paie plus que sa dette à la chaleur du Gospel et de la Soul des années 1950-70, ces brûlantes manifestations de l’âge d’or de la musique Noire au-dessous de la ligne Mason-Dixon, et qui le fait habilement, sans maniérisme : voir les choeurs et l’instrumentation luxuriante de l’Int’l player anthem produit par les oscarisés Juicy J et Dj Paul C (d’ailleurs, le clip commence dans une église), l’onctueuse ligne de basse de How long can it last, la citation du Hercules d’Allen Toussaint sur Chrome plated woman, la présence récurrente du vétéran Charlie Wilson, les cuivres qui parsèment tout le disque et évoquent parfois, comme sur Trill niggas don’t die, l’Aquemini des Outkast. Un disque qui sait en même temps se faire menaçant sur Still ridin’ dirty, aux bons soins de Scarface, ou balancer quelques baffes digitales histoire de rappeler qui contrôle la rue (Take tha hood back avec Slim Thug et Middle Fingaz) et qui aime ça (Like that, produit très crunk rock par Lil Jon). Mais, de la deep soul chaleureuse au dirty south abrasif, c’est toujours de musiques du Sud que l’on parle, et c’est ce qui donne à Underground kingz cette homogénéité sonique remarquable pour un disque aux producteurs aussi nombreux (même si Pimp C signe ou co-signe la musique de la moitié des titres) et aux chutes de tension inévitables sur une telle durée (Gravy, Heaven, Real women, Shattered dreams sont un peu trop sucrées pour bien se digérer).
L’autre réussite de Underground kingz, qui traduit bien l’absolue maîtrise qu’ont désormais Bun B et Pimp C de leur art mineur, après presque vingt ans de carrière, est que leurs invités passent et se croisent sans leur voler la vedette, mais en leur apportant chacun leur touche, leur aura, leur histoire, leur talent : c’est un disque où, ainsi, vous pourrez entendre Kool G Rap et Big Daddy Kane ensembles et produits par Marley Marl, comme sur The Symphony (tout simplement, même si Marley Marl sonne ici plutôt comme Dr. Dre) ; et les deux Outkast de s’amuser le jour du mariage d’Andre 3000 sur Int’l player anthem ; et Too-$hort, dont le flow sur Life is 2009 est exactement le même que celui qu’il déroulait sur son Life is… de 1988 (Too-$hort que l’on finira bien par reconnaître comme le classique vulgaire qu’il est depuis si longtemps, à l’égal d’un Rudy Ray Moore « Dolemite ») ; et Dizzee Rascal, petit cousin anglais invité à disserter sur ce grave sujet : « Les deux types de salopes », vous avez huit mesures (le bizuth ne s’en tire pas trop mal – sur la forme, du moins, le thème se prêtant mal aux compositions subtiles) ; et Talib Kweli qui succède au précédent avec un thème un peu plus sérieux (« les vraies femmes ») mais qui, justement, dépareille un peu trop au milieu de cet océan d’hédonisme (le morceau suivant, My candy, est un plaisant hymne de Bun B à sa voiture). Le tout est un hymne décontracté à leur patrie, ce Sud dont ils affichent fièrement l’accent traînant sur le chorus du morceau-titre et qu’ils célèbrent assistés de Charlie Wilson et du Geto Boy Willie D sur un Quit hatin’ the south qui rappelle à ceux qui méprisent encore cette scène qu’elle n’est pas prête de disparaître – et qui le fait en citant les Coldcrush Brothers et Melle Mel.
A la fin du deuxième disque, l’Int’l player anthem est repris ludiquement avec les Three 6 Mafia, qui explosent au début de la version Screwed & chopped d’un joyeux et sarcastique « Eh oui, voilà les Three 6 oscarisés Mafia ! ». Et l’on mesure alors tout ce que pouvait avoir d’ironique cette improbable récompense (en plus d’avoir été donnée à une chanson qui contenait « maquereau » dans son titre, bien sûr) : elle n’était pas l’hommage d’une industrie toute puissante à trois péquenots mal lavés de Memphis mais, exactement comme l’acte d’allégeance du croque-mort Ed Sullivan à l’étincelant et priapique Elvis de 1956 (deux mois après avoir affirmé que jamais il ne recevrait ce monstre de foire), elle était la reconnaissance malaisée (25 ans après The Message ! 17 ans après Fight the power !) de l’émergence d’une culture bâtarde et fière par un establishment dépassé.
Que cette reconnaissance soit intervenue à un moment où le genre semble lui-même s’essouffler, ralenti par son propre poids – de dollars, de succès, de marketing, de bling bling en tous genres – n’est que le signe de l’importance du fossé qu’ont eu à franchir cette musique et ceux qui la font pour être reconnus. Underground kingz montre néanmoins qu’elle reste vivante, et que ceux qui la font ont toujours une sale gueule, de sales manies, et un putain de vrai talent.