« Ce qui nous a permis de traverser le temps, c’est d’être à la fois des artistes et une structure. On est arrivé à fédérer autour de nous des gens avec des problématiques communes, pour mettre en place une réflexion ». Ce propos de Nicolas Laureau (co-fondateur de Prohibited Records avec son frère Fabrice) dans un entretien avec Dum Dum n’explique pas totalement la longévité et la pérennité du label (ce qui, en soit, est déjà un succès). Depuis déjà deux décennies, Prohibited Records reste avec constance imperméable aux diktats de la mode et des tendances. L’exigence du label vis à vis de sa musique (mais aussi vis à vis de son public) est un gage de qualité, et l’assurance pour l’auditeur de pouvoir enchanter ses oreilles d’une création sincère, qui délaisse la tentation du single et du superficiel au profit de l’ensemble et d’une recherche aboutie. Le label propose, fait exceptionnel, un catalogue d’artistes intégralement écoutable aujourd’hui encore. En vingt ans, certains codes ont changé, certains canons esthétiques ont évolué, mais il convient de constater que le temps n’a pas frappé d’obsolescence ni fait subir ses outrages aux sorties plus anciennes de Prohibited. On mesure l’ambition du projet des frères Laureau en réalisant que sa discographie, en plus d’avoir su traverser le temps, est parfaitement cohérente malgré la diversité des groupes mis en avant depuis 1995 : un dénominateur commun (le talent, disons-le) sert probablement de lien entre deux époques.
Prohibited Records célèbre son vingtième anniversaire dignement, avec deux mixtapes copieuses (plus de quarante titres, plus de trois heures de musique) qui permettent à la majorité des acteurs de l’épopée Prohibited Records d’apparaître. « Après, aujourd’hui, la célébration des vingt ans n’est pas tant l’anniversaire de l’entité, de la structure administrative Prohibited que celle d’une communauté de gens qui sont à la fois nos amis les plus proches et des musiciens avec lesquels on a fait des choses fantastiques. C’est ça qu’on célèbre aujourd’hui » , précise dans Mowno Nicolas Laureau, qui souhaite impliquer toute l’armada des années passées.
Pour l’occasion, les frères Laureau se tournent vers la technologie du futur, la cassette. Gentille provocation et clin d’œil assumé à l’époque pré « tout numérique », quand les enregistrements se faisaient sur bandes et Tascam (avec des Chrome, le top), et que les groupes distribuaient leur musique sur ce support, en travaillant l’artwork à la main pendant des heures. Comme depuis les années 70 (et aujourd’hui encore), en fait. La cassette audio, par ailleurs, vieillit mieux que la cassette VHS, comme le prouve l’extrait suivant.
La première mixtape s’intitule Rarities et la seconde Curiosities. Chacune explore un axe différent. Rarities propose sans nostalgie un rewind classieux, à grand coup d’inédits ou de morceaux tombés du tracklisting final. Chaque morceau est relié à un disque d’une période bénie. On retrouve donc avec plaisir les groupes des premières années, et tous ces albums dont on ne mesurait pas l’envergure à la sortie : Prohibition, le groupe fondateur, avec Towncrier et 14 Ups And Downs, Purr, attelage mêlant avec brio fragilité et fougue, figé dans une éternelle jeunesse (dont on redécouvre sans craquement la face B du 45 tours qui précédait Whales Lead To The Deep Sea), Héliogabale, formidable conteur et champion du pacte narratif, dont on dira peut-être un jour qu’il a été un des trois plus grands groupes enfantés par ce pays (l’obscurité, le charme vénéneux de The Full Mind Is Alone The Clear et l’illusion d’un retour de la lumière de Mobile Home), Pregnant… Il ne manque qu’une allusion au Boyracers In Layers de Lowell ! Une deuxième ère s’ouvre avec l’entrée dans le siècle suivant, Heliogabale s’émancipe, Prohibition et Purr arrêtent, remplacés par les nouveaux projets de leurs musiciens (NLF3, F/lor et Don Nino, The Berg Sans Nipple, entre autres) et Prohibited Records accueille de nouveaux venus, de nouvelles esthétiques : Herman Dune, Wilfried*, Mendelson… Le casting, tout en pointures, est de haute volée. La tentation de l’énumération est forte, autant y céder.
Curiosities évoque un autre versant : la recherche musicale, la tentation du laboratoire. L’accent est mis sur les side projects, plus confidentiels, des membres de la communauté que constituent les musiciens du label. Entre projets solos et collaborations, évoquons « The Full Mind Is Alone The Clear » de This Side Of Jordan (Philippe Tiphaine d’Heliogabale), « Export 001 » de Toulouse (Thomas Méry, ex-Purr). « O Que Importa » de Mimo The Maker (Jean-Michel Pirès de NLF 3 et Mendelson) ou la « Rencontre Du Deuxième Type » de Quentin Rollet et Jérôme Lorichon… Curiosities évoque une expérimentation musicale à la ligne claire, sans accent belliqueux ou tentation de la radicalité. Somme toute, sans le travail de recherche évoqué par Curiosities, il n’y aurait probablement pas eu de Rarities ou de vingtième anniversaire de Prohibited Records.
Ces deux mixtapes sont à l’image des productions du label : soignées, indispensables, complexes. Elles sont le résultat d’un beau travail d’archivage, de mastering et de mixage (on est frappé par la qualité sonore d’enregistrements parfois anciens) et de beaucoup de réécoutes. Ce « travail de mémoire » évoque davantage les trésors cachés du grenier que les cartons du sous-sol. Alors oui, « let’s try twenty more years » !
Prohibited Records sait faire plaisir à ses fans et propose, à l’occasion du Disquaire Day et du vingtième anniversaire, la réédition du sublime 14 Ups And Downs de Prohibition, dans une version augmentée de trois morceaux bonus et agrémentée d’un artwork revu et (reculant les limites de l’imagination) encore plus beau. Les festivités se prolongent avec des concerts aux affiches alléchantes. On ne saurait trop vous recommander de réserver votre place au Petit Bain le samedi 18 avril pour NLF 3, les trop rares Heliogabale, et la spectaculaire rencontre entre les deux monstres que sont Quentin Rollet et Jérôme Lorichon. A n’en pas douter, un moment délicieux.
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