Plus qu’un couronnement, Scratch, le récent film-manifeste de Doug Pray aura plutôt été le testament d’un mouvement -le turntablisme- qui, pendant quelques années, sut réinsuffler dans le hip-hop un peu de l’esprit de compétition ludique et gratuite qui l’animait aux temps glorieux des blocks parties du Bronx. Car ce que montrait Scratch était autant la frénésie créatrice qui anime les mains des Skratch Picklz, X-ecutionners et autres Beat Junkies que les à-côtés trogolodytes et vaguement déprimants d’un hobby de post-adolescents presque tous masculins et fascinés par la technique des virtuoses : en d’autres termes, on assistait à l’improbable remplacement de la air-guitar par le air-scratching dans l’imaginaire masturbatoire des jeunes mâles occidentaux.
Confronté au devenir-stérile de leur discipline, les Djs déjà vétérans Shortkut, Apollo et Vinroc, réunis derrière la bannière Triple Threat, essayent à leur tour, après notamment les X-ecutionners (en groupe et en solo), de s’imposer sur un terrain simplement musical, hors des arènes balisées du D-Jaying hip-hop de compétition. Many styles n’est donc pas un disque de Dj s’efforçant de bâtir pour l’auditeur « a journey into sound », en mêlant les couches sonores dans un maëlstrom abstrait entrelacé de samples cinématographiques et télévisuels. C’est juste un (autre) disque de hip-hop. De fait, les Triple Threat reprennent ici la formule du all-star qui avait plutôt réussi aux X-ecutionners sur leur dernier album -citation explicite, d’ailleurs, puisque Rob Swift et Roc Raida sont du voyage sur un bien atone Tha Cipha : on croise donc au fil des titres du connu (Talib Kweli, les Souls of Mischief, Zion I, Planet Asia…) et du moins connu (Roc Roo, Ridgi Gong…) pour ce qui se veut un étalage de la diversité des styles des trois compères (de Vinroc et Apollo, principalement, Shortkut ne signant que deux productions, relativement mineures). Mais ce qui ressort des 23 morceaux de Many styles est plutôt un sentiment d’uniformité, d’ennui même, comme la marque de l’échec du projet, mais aussi de toute une partie du mouvement turntabliste.
Une chose frappe rapidement l’auditeur à mesure que se déroule Many styles : c’est la rigidité et l’absence totale de funk des breaks. Chacun sait le rôle essentiel qu’ils jouent dans les enchaînements du D-Jaying hip-hop : rester dans le rythme est alors essentiel. Mais ici la métronomie des beats, leur géométrie tranchante, ne révèlent qu’un automatisme répétitif, dont la netteté souligne a contrario tout ce que les sons des meilleurs producteurs de ces dernières années, de Primo à J-Zone, peut avoir au contraire de sale. Ainsi, si quelques morceaux font dresser l’oreille et hocher la tête –Hip-hop worth dying for et ses gimmicks electro à la Latyrx, ou How U talkin ? aux lourdes boucles façon Still D.R.E. -ce sont paradoxalement ceux qui s’éloignent le plus du canon habituel des morceaux-de-Djs-devenus-producteurs. Finalement, les plages les plus jouissives du disque restent encore ses skits, florilège de toutes les conneries que les Djs ont régulièrement à supporter de la part de leurs auditeurs/spectateurs les moins avertis. De quoi fournir d’excellentes transitions pour vos propres sets.