Depuis son premier album solo Maxinquaye, en 1995, Tricky est un tissu de contradictions. Rêvant d’être un songwriter à la Kurt Cobain ou PJ Harvey, influences revendiquées, et de posséder une crédibilité hip-hop à la Public Enemy, souvent cité, il aura exploré en quatre années de multiples croisements entre rock, pop, rap, jungle ou dub, avec un heureux mépris pour les frontières musicales. Catalogué trip-hop (musique d’ambiance fin de siècle) alors que ses chansons ont au fil des ans tout fait pour nous casser l’ambiance, variant les collaborations mais avec des résultats étonnamment homogènes, critiquant les clichés du rap tout en cultivant son image de B-Boy, Tricky génère le malentendu et cela ne le rend que plus intéressant.
Avec Pre-millenium tension et Angels with dirty faces, les deux albums précédant ce Juxtapose, il avait progressivement durci le ton. En saturant les guitares, en bouchant l’espace sonore et en éructant quelques diatribes paranoïaques, il était parvenu à un climat oppressant, s’aliénant au passage une partie du public comme de la critique.
Avec ce quatrième album studio sous son nom, Tricky souhaitait réaliser un LP plus commercial. Son vieux rêve de toucher le public hip-hop le voit donc s’associer avec DJ Muggs de Cypress Hill et avec Dame Grease, producteur du rappeur DMX. On espérait que Tricky allait enfin humilier Puff Daddy, mais on en est loin. Cet album est moins replié sur lui-même que le dernier, grâce à de nombreuses sonorités acoustiques, notamment de jolies guitares, qui viennent jeter un peu de lumière dans sa maison hantée. Mais DJ Muggs n’est présent que sur deux titres, et la formule Tricky (batterie clopinante + sample obsessionnel + enchevêtrement de voix) semble inchangée, les tempos variant gentiment de l’effréné She said au lancinant Wash my soul. On regrette qu’il ne mette pas ses collaborations à profit de manière plus radicale, tant on sent ici qu’il est seul maître à bord.
On découvre néanmoins quelques inconnus. Côté filles, Kioka et D’NA ne font hélas pas oublier le chant de Martina, qui s’est éclipsée pour s’occuper de la fille qu’elle a eue avec le chanteur il y a trois ans. Quant au jeune Mad Dog (chien fou), énergique MC au style quasi dancehall, il insuffle à certains morceaux une nouvelle veine un peu mécanique, mais qui ne brille pas par son originalité. Il jappe avec exactement le même débit électrisé sur trois morceaux différents, et on se demande si Tricky ne l’a pas amené juste pour paraître plus street, ce que confirmerait le morceau hardcore I like the girls, explicite mais peu inspiré récit de sa rencontre avec deux lesbiennes, et qui doit doucement faire marrer le génial obsédé Kool Keith.
De ces 10 titres pas désagréables mais peu surprenants, on retiendra alors l’accrocheur For real, le fusionnel Call me (qui résume bien l’album), et le magnifique Scrappy love, nostalgique et dépouillé. C’est Tricky dans le plus simple appareil : « We sat in the park, We sat just apart… How much time has it been love ? I wish I could sing love… It’s good for you, love… ». On n’ira pas lui demander si c’est de Björk qu’il parle.
Enfin, l’album étant très court (35 min), on recommande d’acheter le tirage limité avec deux inédits sur un second disque ; mais attention, il s’agit des faces B du single For real. La reprise de Pop muzik du groupe M confirme notamment que Tricky a une idée très spéciale de la pop ; ceci explique que ses tentatives de crossover hip-hop échouent systématiquement. Mais ne pas arriver à faire du Will Smith, n’est-ce pas plutôt rassurant ?