S’il y a bien une chose que personne ne peut reprocher à Thurston Moore (guitariste et chanteur des indéboulonnables Sonic Youth, faut-il encore le rappeler?), c’est bien d’avoir chopé le melon. Avec le flegme des vieux sages à qui on n’apprend plus à faire la grimace, Moore sort un album discretos sur son propre label, entre deux tournées de Sonic Youth, sans vouloir s’embarrasser d’une promo qui tabasse. Faut-il détecter dans le titre une volonté farouche d’échapper aux dogmes du music business pour retrouver une forme d’inspiration bucolique ? Quoiqu’il en soit, l’humeur y est assainie, presque paisible, la joie magique procurée par l’amitié parcourt chaque morceau avec quelques pincements nostalgiques ci et là. Thurston y dévoile davantage sa facette de songwriter intimiste et d’humble rocker que celle, finalement plus prévisible, d’explorateur échevelé des creux et bosses du feedback et du rock dissonant, principe constituant de son précédent album solo Psychic hearts ou de ses nombreuses collaborations avec les piliers du free noise. Nulle question d’un grand oeuvre mégalo sorti en grandes pompes, Thurston nous invite plutôt à partager quelques bribes de sa vie quotidienne à travers une rasade de chansons ancrées dans les racines folk autant que dans l’indie-rock lymphatique des années 90 (la sympatoche resucée de Pavement sur Fri/end, ou le Sebadoh-esque Wonderful witches); rien de très neuf, donc, et pourtant la fraîcheur est intacte, renouant avec la dynastie des beautiful losers chéris de l’Americana, artisans soucieux de la mélodie qui prend littéralement corps dans l’instrument. A la différence prêt que Thurston, entouré de Samara Lubeski au violon (pour la folk credibility un peu opportuniste sur les bords) et de quelques potes de passage (Jay Mascis, Leslie Keffer, la chanteuse des Charalambides…), a tout de même digéré trente ans d’underground post-punk et parvient à rendre fluides des structures joliment biscornues. Evidemment, l’incorrigible géant blond – éternelle hydre à deux têtes – ne résiste pas à quelques entrelacs bruitistes, un peu tirés par les cheveux pour le coup (Noise among friends), mais l’ambiance générale reste à la ballade pop-folk qui sent bon l’écorce de sapin bio et crépite comme un pylône électrique. On retiendra surtout le bien enlevé Off work, atypique et catchy, alternant percussions et violon suspendu dans les cieux ou le classicisme impec de Honest James, qui n’aurait pas dénoté sur le dernier Sonic Youth. Cerise sur le gâteau : un titre caché assez stupéfiant qui nous révèle les velléités avant-gardistes du natural born rocker dès l’âge de 13 ans…
Trees outside the academy, c’est à la fois le condensé de trente années de contre-culture et un auto-portrait pudique, empreinte sonore de la fuite du temps que ces chansons, enchevêtrant leurs arpèges dans la fugacité de l’instant (Silver blue), parviennent parfois à rendre palpables. Les sessionsd’enregistrement filmées qu’on peut voir ici sont à ce titre sincèrement touchantes. Plus le succès de Sonic Youth croît, plus Moore semble vouloir dégonfler le ballon de baudruche de la star attitude (Kill Your Idols ?) et se montrer tel qu’il est, en toute honnêteté, allant jusqu’à signer cet album de son seul prénom (eh oui, comme Mika, Elsa, Christophe, Wilfried et tant d’autres.) A l’approche de la cinquantaine, Thurston, donc, éternel ado à la curiosité insatiable, se montre fidèle à des idéaux que les trentenaires blasés passent leur temps à railler. Un bloc incompressible d’amour et de passions partagées, toujours plein d’allant quand il s’agit de donner un coup de pouce à des artistes de l’ombre qu’il part inlassablement dégoter dans les niches les plus avant-gardistes (lire ses compte-rendus d’écoute avec Byron Coley). Comptez sur Chro pour vous en dresser prochainement le tableau. Et puis, pour tous ceux qui ont grandi avec Sonic Youth comme des amis qu’on ne perd jamais de vue, Thurston est à la fois l’oncle, le parrain et le grand frère : un type tellement généreux et attachant qu’on lui pardonne même de nous offrir des disques mineurs mais tellement humains qu’ils apparaissent, avec leurs maladresses pleinement assumées, comme l’antidote idéal au cynisme décomplexé dont font preuve les petits soldats du showbiz. D’une certaine manière, il s’en trouve encore grandi.