A l’heure de la grande uniformisation électronique, cette hypocrite tendance qui mine la musique expérimentale dans sa totalité, il en reste quelques-uns qui ne font rien comme les autres. La cellule d’improvisation Thilges 3 fait partie de cette frange enviée et enviable, puisque le groupe se distingue à tous les niveaux, aussi bien esthétique, technologique, que politique et conceptuel. Composé de trois musiciens allemands aux idées larges et à la probité impressionnante, Thilges 3 travaille avec des synthétiseurs analogiques uniquement, improvise forcément, et aime proposer son art dans les contextes et face aux publics les plus inattendus.
Après quelques merveilles confidentielles autoproduites (une série de CDs 3 » qu’il convient de dénicher) et un album tout de polystyrène vêtu pour la Material Series de Staaplaat, le trio sort aujourd’hui son véritable premier album, sans déroger à son credo, puisque une grande partie du disque a été enregistrée dans divers lieux de la petite ville autrichienne de Feldkirch, dans une prison, une crèche, une maison de retraite et un monastère bouddhiste. Les divers extraits de performances sont entrecoupés d’enregistrements réalisés sur place, histoire de resituer chaque fragment dans son contexte et d’expliciter la musique elle-même. Le propos de Thilges 3 consiste en effet à étudier les interactions entre les propositions des musiciens et leurs évolutions lors de la confrontation avec chaque lieu, chaque architecture, chaque public, récupérant à son compte le vieux credo de l’ici et maintenant de la musique improvisée plus traditionnelle. Ce qui diffère toutefois complètement de cette dernière, c’est le rendu et la musique elle-même, moins obsédée par la notion d’événement que sa grande soeur libertaire : la musique de Thilges 3, nourrie aux microrhytmes et aux pulsations de la techno berlinoise autant qu’aux dégradés pastels de l’ambient le plus aventureux, aime à s’étaler dans la durée, et préfère installer ses phrases musicales en autant de boucles et langoureuses évolutions. Les sons cotonneux rebondissent doucement, les fréquences jouent au chat et à la souris avec les mélodies, les blips et les blops s’entrechoquent, et on s’amuse à deviner un instant les réactions ahuries d’un moine tibétain ou d’un bataillon de gamins surexcités (sur KiBe, ils prennent même leur revanche).
L’image que le groupe offre à la petite ville autrichienne d’elle-même est une jolie cartographie impressionniste, soulignant les douces absurdités de la vie quotidienne, la poésie de ses lieux et moments les plus triviaux. Qu’il en soit ici remercié.