Alors comme ça les Strokes sont devenus un groupe de rock comme les autres (entendre : un groupe pour les jeunes) ? Grande nouvelle de polichinelle, ils ont lâché, un peu, le nuage de distorsion vintage qui enrouait les chansons, la petite distance arty qui les rendait si excitants sur le premier Is this it, superbe objet de cheminée, et si ennuyeux sur sa suite Room on fire, plein de chansons chouettes mais plus du tout crédible (en même temps, qui s’est jamais soucié de la crédibilité des ces tocards là ?). Difficile de gérer une formule si fragile, le groupe doit aujourd’hui tout miser sur les chansons (pas mal, déjà) ou ils disparaîtront, et ils disparaîtront sûrement. En attendant : les voilà plus entiers, moins malins, moins abstraits, et, forcément, moins post-modernes. Moins, moins, pas plus du tout, parce que, oui, fini de jouer avec les vieux bibelots classe, mais les tentacules tiennent bon. Ainsi, tout l’intérêt de ce superbement titré First impressions of Earth semble émerger de la mélasse de tension entre un horizon de désir imaginaire (vrai punk, vraie urgence, vraie fin des années 70) et la dureté réelle, terrestre, plastique, de la musique qui marche pour de vrai, pas accidentellement, parce que trois branchouilles lancent une hype. La vérité, c’est que The Strokes ne vendent pas tant que ça. La vérité c’est qu’il y a une pulsion de mort dans ce disque, parce que c’est maintenant ou plus jamais pour le quintet. On le sait, c’est toujours Muse qui tire son épingle du jeu, pas les clones de Wire. Alors, que se passe-t-il à l’atterrissage ?
Il y a beaucoup de jeux de formes dans ce troisième album, déjà. Songwriter tendu, appliqué, Casablancas déploie ses chansons en éventails complexes, mais jamais compliqués, remplis par des jolis plans des ses instrumentistes (un arpège Malien par-ci, un drum roll malin par-là). On le sait, le single Juicebox, délivré il y a quelques mois déjà, est la pop song la plus compliquée depuis des lustres, envers lustré, risqué de la simplicité bouclée du mainstream electronicisé, mais il y a aussi chez Casablancas une évidence, un sens du rouage, qui laisse souvent sur le carreau la plupart des tâcherons d’à côté (les très faibles Bloc Party en tête). Quand le groupe se jette à l’eau donc, il y a une vraie joie cubiste, un amour des empilements, qui excite pour de vrai : un thème-solo façon Blue Oyster Cult qui se mue en riff, un couplet qui s’écroule en entrelacs tristounes de notes aiguës, une bassline pas belle qui annonce un mid-tempo limite dépressif. Loin d’être explosives, la plupart des chansons retombent presque toujours en murs d’arpèges mous, étayés par les plans, par les bonnes idées de musicien. C’est assez admirable, en fait, et c’est le deuxième effet systématique de toutes les chansons ; l’hubris MTV, annoncée par une production claquante, toute cymbales surcompressées dans la croûte, ou par quelques basslines juvéniles, n’arrive pour ainsi dire jamais. Ainsi, le groupe coupe court à sa renaissance, en même temps qu’il évite la débâcle, trempant la nouveauté dans la tromperie. Même quand il fait mine d’aller à toute vitesse, de se la jouer groupe de stade (Vision of division), The Strokes sonne comme un groupe de surf music. Trop classes pour être jeunes, les enfants. Les chansons les plus formidables sont, encore, les plus retros, les plus Television quoi (15 minutes of pain, Razorblade), et puis, même sans la disto sur le micro vintage, Casablancas ne sera jamais un beugleur bankable, mais toujours un crooner ambigu, trop désespéré pour y croire jamais vraiment (le piège : on dirait parfois Lou ou Shane McGowan).
Alors, le nouveau Strokes, pétard humide, bout de boue ? Non, la bonne nouvelle c’est que les chansons sont souvent valables, que le naturel tourne autour du disque au galop, et que le groupe adore plus que jamais ses propres chansons. En guise d’atterrissage, donc, le groupe semble regarder ses démons (MTV, le hic & nunc de leur ambition, le bois plutôt que le plastique), jouer avec, jouer avec le feu un instant sans jamais se brûler les mains. La preuve à faire, le bibelot à faire imploser, The Strokes savent se jouer de tout contexte, de toute époque, parce qu’il y a les chansons, et quelles chansons. C’est même là que la nouveauté est la plus vivace, la plus brillante. Un disque solide, terrien, en somme. Un beau cadeau.