« Il faut plusieurs écoutes pour entrer dans notre album, mais tu vas voir, je suis sûr que tu vas l’aimer finalement ». James Mercer, discret et fin sosie de Kevin Spacey, également leader du groupe de Portland, The Shins, ne pouvait tomber plus juste. Wincing the night away déroute dès le premier morceau, cet Australia qui monte en douceur léthargique sur un arpeggiateur dans l’écho et quelques effets percussifs filtrés, puis violente soudainement l’écoute par l’intrusion de guitares sursaturées, gonflées aux médiums. De fait, l’album surprendra par ses partis pris de production les fans de Oh inverted world (2001, pop, harmonies Beach Boys, guitares claires) et Chutes too narrow (2003, indie rock, structures qui se compliquent) : il se situe entre ces deux précédents, ajoutant une largeur de bande typiquement mainstream aux hymnes de Mercer. Sub Pop a engagé Joe Chiccarelli (Beck, U2) pour monter la chose et a fait de The Shins une priorité, sa plus grosse sortie depuis Nirvana. Gros son donc, pour marquer foules et esprits, et faire de The Shins le groupe indé qui réconciliera les college radios et Rolling Stone Magazine : une prod’ 80’s, assez froide, super compressée, où les guitares luttent contre les synthétiseurs et de grosses réverb’, avec des loopings de beatbox à la Beck (sur Sea leg) ou des cordes kaléidoscopiques sur des pianos aquatiques (Red rabbits), bref, quelques surprises pas si évidentes pour les amateurs de gracieusetés pop comme New slang, qui faisait dire à Nathalie Portman dans le film Garden state sa réplique culte : « Tu dois écouter cette chanson : elle va changer ta vie ».
N’empêche, plus on écoute Wincing the night away et plus il change notre vie, instillant doucement dans notre quotidien sa mélancolie lettrée et son enthousiasme juvénile. La faute à Mercer lui-même sans doute, qui n’a jamais aussi bien chanté : projetant sa voix jusqu’aux plus hautes cimes, avec l’amplitude d’un Bono première période, la préciosité d’un Paddy McAloon ou les circonvolutions virtuoses d’un Morrissey. Le chant ici est lui-même musique, au service littéral et intense de textes qui ne font pas que de la figuration, très joyciens. Rarement pop songs ont contenu autant de mots, aussi écrits et gourmandement prononcés. On pourrait aussi filer la métaphore cinématographique à propos de The Shins puisque le groupe semble s’inspirer de teenage movies. A propos du single Phantom limb, James Mercer nous dit : « Je l’ai écrit du point de vue d’une jeune fille au collège qui vit une histoire d’amour avec une autre fille. Je voulais quelque chose d’à la fois romantique et angoissé, parlant d’aliénation et de mélancolie, tout en préservant un bridge de joie exubérante, une célébration de la romance ». Par ailleurs, le groupe s’est un peu spécialisé dans la synchro de films et séries indés cultes : du Garden state précité aux Gilmore girls en passant par les Sopranos. Wincing the night away ne devrait pas échapper à une belle filmographie : un futur classique comme Phantom limb évoque bien le Killing moon de Echo & The Bunnymen, re-popularisé par Donnie Darko. Mais ce sont les belles lettres de James Mercer qui séduisent ici, cet art de la métaphore et des personnages, qui lui font écrire des trucs comme « Foals in winter coats / White girls of the North / File past-one, five and one / They are the fabled lambs of sunday ham, the EHS norm / And they could float above the grass in circles if they tried / A latent power I know they hide / To keep some hope alive that a girl like I could ever try / Could ever try » qu’on a parfois du mal à capter ; mais qui s’envole dans l’air de la chanson comme de petits serpentins de joie. La musique de The Shins, lieu de tous les transports, est bien un art de la métaphore.