Il faut savoir se laisser surprendre par un disque ; oublier les attentes, la publicité, le souvenir des disques qui l’ont précédé ; le laisser s’imposer de lui-même, par la seule force de son évidence. Game theory, le nouvel album des Roots, leur premier pour le Def Jam de Jay-Z, est l’un des rares albums de rap sorti cette année à pouvoir revendiquer cet effet (Idle wild, des Outkast, en est un autre, tant chacun anticipait un désastre à la manière du Glitter de Mariah Carey, là où, sans attendre les sommets de leur chef d’oeuvre funkadélique de peep-show Aquemini, le duo d’Atlanta livre en fait un disque solide et aventureux).
Sorti assez discrètement en septembre -mais, à l’heure du triomphe des beyatches musicales, tant féminines (Pussycat Dolls) que masculines (Justin Timberlake), un disque des Roots peut-il sortir autrement que discrètement ?-, il s’est introduit presque subrepticement dans ma platine, et il ne la quitte plus depuis. Parce que, manifestement, les Roots ont eu à cœur non seulement de démontrer à leur nouveau label toute l’étendue de ce professionnalisme hip-hop qui est leur marque depuis plus de dix ans, mais également de prouver à tous ceux que précisément ce professionnalisme exaspère à force d’exactitude contrôlée qu’ils sont aussi un putain de bon groupe de hip-hop, en plus d’être l’un des derniers.
Il y a d’abord leur son. La première chose qui frappe dans ce disque, c’est justement la batterie. Elle claque, métronomique et organique, et ses pulsations donnent aux morceaux une coloration absolument originale, en ces temps de beats digitaux et de cisaillements électroniques. Pour s’en convaincre, il faut écouter All in music, hymne galvanisant dont les envolées hip-hop en l’honneur d’Illaldelphie leur patrie sont scandées par de subtiles syncopes samplées live, selon la méthode caractéristique du groupe ; et le chorus de Don’t feel right, chaudement chanté par Maimouna Youssef, ne serait pas si intense s’il n’était pas porté par ses breakbeats (et par une passe de basse rebondissante gorgée de Superstition).
Mais il ne faudrait pas croire que Game theory est un objet monolithique, porté par le flux rigide des battements de la batterie de ?uestlove. Les Roots y déploient toute la variété de styles que leur amour de la musique leur fait toucher : néo-psychédélisme sixties (là où Andre 3000 jouait à 1965 sur Hey ya, les effets de Livin’ in a new world font débuter le titre en 1967, avant de le réaligner hip-hop au mégaphone façon Sure shot des Beastie Boys), bastonnade de funk spatial (Here I come dans ta face), balades tendues de cordes (Atonement), rap nu-soul (avec Clock with no hands, tout en douceur amère, et l’un peu trop linéaire Long time).
Et, comme dans d’autres albums cette année, on retrouve ici quelques Donuts de feu Jay Dee, remontés pour offrir à Game theory son introduction sombre et solennelle, et son outro en forme de long cortège funéraire (8 minutes 35 secondes) en l’honneur du producteur disparu, auquel le groupe avait d’ailleurs déjà rendu un hommage en couverture du magazine Scratch cet été.
Au-delà de ces moments forcément empreints de tristesse, c’est tout le disque qui est plongé dans une ombre méditative où la mélancolie le dispute à la colère. Sa pochette annonce déjà la couleur : un pendu, sur fond noir -il y a douze ans, les KMD ont vu leur deuxième album tué par Elektra pour la même raison- peint en négatif à même un texte dactylographié (les paroles de Don’t feel right) où les premiers mots qui se détachent, au verso du livret, sont « children workin weapon », « natural disaster », « panic », « sex, drugs, mu / … » et « religion forms ». Il sera donc question de l’Amérique de 2006 dans ce disque d’où sourd une rage tantôt froidement cadencée par les paroles de Black Tought (« America’s lost somewhere inside Littleton / Eleven million childrenare on Ritalin », False media), tantôt brutalement mitraillée par la batterie de ?uestlove (Here I come), les tripes nouées par la paranoïa (« Keep the bright lights / Out of our faces », False Media ; « They hear you when you’re whispering so try to keep quiet », Livin’ in a new world). Et, lorsque le disque se fait plus intime, c’est pour évoquer la frustration, la solitude, les amitiés déçues et les relations qui se dissolvent, et le hip-hop qui n’est plus ce qu’il était (« Hip hop just so ridiculous / Everything sound / So confusing / Nowadays / Ain’t nothin / Like it was », Baby).
On ne s’étonnera pas, dans ces conditions, que le morceau-titre de Game theory soit construit autour d’un sample intense de Sylvester Stewart, à l’époque (au milieu des sixties) où il jouait les requins de studio à San Francisco -Sylvester Stewart alias Sly Stone, ce grand paranoïaque de la musique américaine, pont fragile jeté au-dessus de l’abîme entre le rock et la soul. Quelques années après avoir enregistré ce Life of fortune & fame que ressuscite ?uestlove pour Game theory, il était bien seul, perdu dans les plis du drapeau de There’s a riot goin’ on. Il n’y a pas beaucoup plus de monde, là où les Roots sont aujourd’hui.