Il y a chez The Mars Volta, de disque en disque, un essor exponentiel de la complexité qui fascine totalement. Intimement accrochés à la famille Blockbuster du rock US, totalement affilié à ses aînés, le groupe et ses deux cerveaux préfèrent pourtant courir après les formes folles et les effets spéciaux pour peindre leur art que les condensés pour accrocher les kids, au point d’être devenu, avec Radiohead peut-être, mais de manière nettement plus juvénile et excitante, le plus crucial des groupes de stade. A savoir, à entendre, un groupe dont les audaces font grossir le rang des fanatiques plutôt que faire fuir la plèbe, qui tient la dragée haute aux règles présupposées de l’industrie pop, et qui, immanquablement, fatigue au moins autant qu’il fascine. Erudits et brillants en même temps que complètement à la ramasse de l’avant-garde indie pop (les charts de Pitchfork, en gros), Rodriguez-Lopez (les bends et les soli, la mise en scène) et Bixler Zavala (les feulements, les histoires) tiennent donc ce double rôle étrange, vacillant en liberté totale aux avants-postes du rock qui vend, et en porte-à-faux total avec le pensum pop de leur époque. Amputechture, troisième pavé de la courte histoire de ces anciens chouchous de l’emocore (rappelez-vous, At The Drive-In, c’était hier) est pourtant tellement ravissant, puissant, conscient de son corps et de ses choix, tentacules et pachyderme d’idées et de formes de musique, qu’il dépasse par tous les pores de son contexte bizarre. Quelque part dans son propre espace-temps, il parle directement avec les formes, n’a d’autres ambitions que d’étonner avec les événements.
Très rare, à notre époque, des musiciens appliqués totalement voués à la cause du devenir musical de leur musique, plutôt qu’aux entourloupes d’images et d’histoires qui enrobent la presque totalité des médiocres resucées surproduites de leurs compagnons de loge ; très précieuses, cette fascination pour les formats compliquées qui enivrent, cette foi en la forme comme valeur, comme recours, comme argument commercial presque. Et on en a ici pour notre argent, si l’on ose dire : formats monstres, densité vertigineuse, étirements intempestifs. Le temps se déroule, indéfiniment, comme une session de Protools, les morceaux se fichent pas mal de ressembler à des chansons (il y a plutôt des nébuleuses harmoniques qui s’enroulent et se déroulent autour de thèmes incertains) ou à des choses jouées, tandis que s’empilent, à la queue leu leu, les parties et les prouesses. Certes, bien avant, le prog a piétiné le rock et rempli les stades avec des solistes abonnés aux formats monstres et aux thèmes joués à 1 000 miles à l’heure (et Amputechture, pour la première fois dans l’histoire du groupe, multiplie les mélodies impossibles, les thèmes à l’unisson en formes de ressacs compliqués comme autant de clins d’oeil), mais c’était une horrible histoire de musiciens. Si Amputechture ressemble à un long, un très long solo de guitare (cinq ou six au bas mot par morceau, sans compter les riffs complexes un peu abscons, sans compter un solo de basse pour ouvrir Day of the Baphomets), c’est plutôt comme une manière un peu flamboyante, référencée et forcément un peu défiante, ironique, de remplir l’espace sonore. Ce qui nous importe, ce qui vous importera, ce sont les mille-et-une textures orgasmiques que ces soli explorent, le pur plaisir de la manière dont les notes s’écoulent hagardement entre les cuivres et la voix haut, très haut perchée de Bixler Zavala.
Et puis, un pas en avant de plus, il y a ici tout ce qui faisait défaut à Frances the mute : quand ce dernier étalait sa matière grise dans les trous d’air ambiant en TXH qui faisait un peu retomber l’euphorie de ses bombasses, Amputechture ne lâche jamais la bride et bourre tout au milieu dans le bide, avance en accoups et petit shots mainstream metal 70s totalement addictifs. Il y a toujours Led Zeppelin, horizon éternel du groupe, et puis les harmonies cubaines, qui s’arrangent et se dérangent, matière première où se ballade l’âme des deux faiseurs ; mais tout acculés au sérieux, au crucial des arrangements, Rodriguez-Lopez et Bixler Zavala multiplie surtout les tours pour la rendre la plus ébouriffante, la plus intense possible. Ebouriffant, c’est le mot, et, d’une explosion de percussions à une escalade de cuivres, d’un break à contretemps à une percée de voix noyé dans un autotune déréglé, il y a peu de moments qu’on pourra, faiseur ou fan simplet d’effets rock, ici, décemment bouder. Pas beaucoup d’attitude, des images d’outre-tombe, The Mars Volta préfère les idées, les idées, les idées, la densité, les idées, toujours plus d’idées, jamais assez d’idées. C’est totalement étrange, totalement fascinant, et quand ça se double d’un grand disque (le premier, enfin), c’est peut-être, sûrement, une nouvelle importante.