« Bienvenue dans l’univers des joyeux trublions de The For Carnation ! Cramponnez-vous parce que ça remue sec ! »… Pourquoi pas ? Eh bien non, décidément, c’est pas encore aujourd’hui qu’on aura envie de se déhancher au son de cette musique, disons-le, pas franchement drôle. Mais que l’on se remémore ces plages d’une beauté sans fard le long desquelles nos états d’âme trouvèrent subitement leur traduction sonore un jour de 1991. Souvenez-vous, ces plages musicales qui bordaient les côtes d’un petit bout de terre découvert alors : le bien nommé Spiderland. Or, faut-il le rappeler, Slint n’est autre que le géniteur patenté de The For Carnation (Brian McMahan, David Pajo & Co, si, si, ce sont les mêmes !). Dès lors, on sait bien que la musique de ces derniers, en conservant pendant ces quelques années de silence dans le congélateur à émotions certains des oripeaux de Slint, ne peut que mériter notre entière attention (et puis, après tout, ça fait combien de temps qu’on attendait sans trop y croire les dignes rejetons de Fight songs et Marshmallows, non mais ?!).
On n’entre pas si facilement dans un album dont on connaît par cœur les brillants antécédents, un album qui plus est inespéré (et désespéré). Peur de tout déranger, de mal comprendre, de manquer le rendez-vous, d’être déçu surtout. Alors, pour éviter la cata, allons-y méticuleusement, sans a priori aucun, en s’immisçant doucement dans le monde clos de The For Carnation. Les premières sensations que l’on collecte précieusement, à l’écoute des six morceaux de The For carnation (l’album), se confirment au bout de la énième écoute : pas mauvais signe. Ainsi : une impression constante de noirceur (et pour cause, l’album entier est littéralement lesté par un filet de basses inquiétantes), une musique « reptilienne », serpentine, qui s’introduit insidieusement dans l’arrière-boutique de vos pensées. Une véritable musique éponge à idées et à sensations : en près de trois quarts d’heure, combien de paysages n’a-t-on pas traversés, combien de noms ne nous sont-ils pas suggérés, les yeux tantôt fermés, tantôt écarquillés ?
L’album s’ouvre donc sur Empowered man’s blues : stores baissés, lumière tamisée, on penserait presque à un morceau « dooresque » de Mazzy Star, Hope Sandeval gonflée aux testostérones (cauchemar) murmurant trois octaves plus bas. On y salue aussi bien bas Talk Talk pour cette méchante guitare échappée tout droit du Spirit of Eden, qui nargue la section de cordes. Les heureux possesseurs d’anciens The For Carnation hurleront et s’effondreront de suite : mais de quoi c’est qui qui cause ? Où sont passés le dépouillement, la gravité, la sécheresse ? En fait, la musique de The For Carnation, tout en s’ouvrant sur des sonorités plus électroniques, prenant ainsi de l’ampleur (et non de l’embonpoint), a réussi à conserver toute la gravité de sa jeunesse. C’est qu’avec une voix si bas perchée et tranchante, un petit air de bal musette serait assez inopportun !
A tribute to, monté sur une basse menaçante que June of 44 n’aurait pas reniée, assomme comme une massue, tandis que l’instrumental Being Held, construit autour d’une obnubilante pulsation, étouffe par sa rythmique lourdingue (à la manière du EnCode de Bundy K. Brown sur Water & Architecture de Sub Rosa). Snoother, s’il fait inévitablement penser au son du premier album de Tortoise, laisse Brian y déverser méticuleusement le contenu de sa benne à bonheur, accompagné très discrètement par une voix féminine. Tales (Live from the crypt) nous emmène très loin de l’univers traditionnel du groupe : l’ouverture nous rapproche d’une ambiance à la Directions, puis un vocoder en reverse laisse place à des nappes de claviers millésimés Pink Floyd 1975 (décidément…), guitares bloquées sur la delay. Tout cela est bien sympathique, mais une question : pourquoi cet acharnement sur Roger Waters ?! On pourra préférer la sécheresse retrouvée de Moonbeams, dépouillé des paillettes psyché, qui s’enfonce lentement dans des abîmes de mélancolie. De la contemplation molletonnée et baba de Tales, on est en quelque sorte brusquement débarqué sur des terres bien moins confortables, mais tellement plus authentiques, qu’on y séjournerait bien quelque temps. Ca tombe bien, l’album se clôt là.
Alors non, la musique de The For Carnation (au même titre que celle de Smog d’ailleurs, rendons justice tant qu’on nous laisse la parole !) n’est pas uniquement le moyen de plomber à coup sûr l’ambiance d’une soirée trop animée. Triste ne signifiant pas ennuyeuse, la musique de The For Carnation est une invitation, que l’on ne décline pas, à retrouver certaines sensations musicales, une invitation qui réveillera sans doute plaisamment pour certains d’entre vous ces souvenirs engourdis, enfouis dans un coin de votre tête, où vous découvriez, l’âme en peine, la beauté sans fard de certaines plages inhumaines, un jour de 1991…