Comment rendre compte objectivement de cette nouvelle pièce dans le puzzle que construit Mark E. Smith, le leader et seul membre permanent de The Fall, depuis 1978 ? Bien entendu, du côté des aficionados -entendez par là, la vivace communauté du forum de The Fall où chaque fait et geste du Maître est scrupuleusement analysé et disséqué-, l’exégèse à déjà commencé : est-ce que Fall heads roll est le meilleur album de The Fall depuis 1986, avec la sortie de This nation’s saving grace (un chef-d’oeuvre dont Pavement, par exemple, fera plus que s’inspirer en son temps) ou depuis la virée technoïde moyennement réussie de 1997, avec Levitate ? Les plus optimistes se demandent tout simplement si ce nouveau disque n’est pas le meilleur depuis… le précédent (l’excellent Country on the click). On pourrait citer aussi The Unutterable et avoir tout autant raison. Evidement, ces questions, si elles demeurent existentielles pour un fan hardcore, restent bien absconses et vaines pour le novice. On dira alors que, face à l’armada de nouveaux groupes tentant régulièrement de ravir le flambeau du post-punk (on ne citera personne ici, disons… par manque de place), Mark E. Smith et son groupe ne donnent pas le sentiment d’être prêts de lâcher prise sur le trophée. Sans doute parce que Smith est là depuis le début, certainement parce qu’il a contribué à édicter les règles de base du genre. Et surtout parce qu’il n’a jamais failli à se renouveler tout en piétinant consciencieusement son petit lopin de terre. The Fall est-il un « work in progress… due to 2026 » comme il le chante sur U wanna ? : il sera toujours temps d’en faire le bilan en 2026. « Time is on his side », pour parodier le classique. Et si c’était ça, le concept pour cet opus, « Parodier le classique » ?
Fall heads roll, s’il peut décontenancer de prime abord par son aspect particulièrement austère, plus pressé de castagner que de séduire -la production est des plus spartiates- se révèle sur la durée un très bon album. Certes, le propos s’est recentré sur l’essentiel -« Raw music on weird lyrics », pour reprendre la formule forgée par Mark E Smith lui-même-, et on retrouve notre vocaliste préféré qui joue la gargouille édentée sur les morceaux rentre-dedans assurés par le groupe. Ici, on a remisé les fioritures expérimentales et electro, qui étaient venues oxygéner la musique de The Fall depuis le début des années 90, pour donner dans le rockabilly survolté (Clasp hands) et une pop, entre punk et rock, de manière générale (d’un Pacifying joint tout à fait tubesque à un What about us pas loin de l’hymne « spécial stade » avec ses choeurs testostéronés). L’allure frontale et assez « premier degré » de l’album constitue sans doute le point qui tient durablement opposés les supporters et détracteurs de la présente livraison : si les 14 titres de Fall heads roll sont particulièrement efficaces, si c’est indubitablement « un très bon album » -comme on le signalait en préambule- ça n’en fait peut-être pas pour autant « un bon album de The Fall ». La nuance peut sembler obscure, elle prend cependant tout son sens pour quiconque suit le parcours du groupe depuis ne serait-ce que cinq années… The Fall est chéri par ses fans pour des raisons qui n’ont pas varié avec le temps : capable de livrer des albums crus et sauvages, le combo parsème toujours ses titres de croche-pieds ou trouvailles diverses qui les démarquent du troupeau et le rend identifiable entre tous. Ici, le monde magnifique et effrayant de The Fall semble avoir été aplani, presque pacifié. D’ailleurs, Mark E. Smith semble s’amuser plus que coutume et lâcher un peu la bride à ses musiciens sur un album qui s’achève par le symbolique Trust in me où le leader brille par son absence, confiant même les vocaux au groupe. Faut-il comprendre qu’il « croit » au groupe ou que le groupe « croit » en lui ? Il est vrai que le line-up n’avait pas été aussi stable -ni si « jeune »- depuis longtemps. Reste que Fall heads roll contient son lot de franches réussites : l’épique Blindness, courant rageusement sur 7 minutes (et rappelant curieusement le Witness de Roots Manuva !), le char d’assaut Pacifying joint, en bonne voie pour faire un single imparable, ou même cette étonnante reprise de The Move, I can hear the grass grow, qui conduit The Fall sur des terrains hippies assez inhabituels. Face à un tel déluge de « power chords » -on verse même dans la guitare franchement heavy sur Assume-, on chérira d’autant plus les moments plus méditatifs et folk de Midnight aspen / Aspen reprise (écho crédible à la B.O. de Midnight cowboy) et surtout le très beau Early days of channel fuhrer où Mark E. Smith se fait mélancolique et poignant comme jamais.
Finalement, Fall heads roll, c’est sans doute la controverse du verre à moitié vide ou à moitié plein : un disque efficace et décidé à en découdre, mais qui peut paraître trop « normalisé » pour les fans de longue date et qui, pour les autres, aurait sans doute gagné à être plus concis (près d’une heure de musique à digérer !) pour séduire davantage (l’ouverture du disque sur Ride away, morceau hilarant qui semble télescoper hébétude reggae et claudication type « fête dela bière », peut en laisser plus d’un à la porte). Après tout, chaque album étant souvent à considérer comme un journal ou un instantané témoignant de l’avancée du travail du groupe, on ne peut qu’être confiant en l’avenir. Le « relapse » relatif de cette collection de chansons plus traditionnelles ne saurait laisser place qu’à un retour en force vers une perspective plus ambitieuse, une fois les nouvelles fondations de la maison Fall consolidées.