David Longstreth est ce jeune nerd échappé de Yale, leader ébouriffé des Dirty Projectors de Brooklyn et auteur de trois albums de folk exaltée, exultante et baroque, dont l’angulaire The Getty adress (2005), concept album sur « Don Henley, chanteur de The Eagles, la mythologie aztèque, et le cataclysme du 11-Septembre ». Cette dense prouesse symphonique de clarinettes, bassons, cordes et choeurs angéliques, sur tapis de percussions, gonflé de stries guitaristiques virtuoses funky, de poussées de fièvres vocales et de sound-edit primitif, est une sorte de jonction musicale idéale et inédite entre Prince, Joni Mitchell et Sufjan Stevens, disons. Après ce sommet d’étrangeté toxique, en 2006, David Longstreth est allé aider ses parents à déménager la maison dans laquelle il a grandi. Parmi les objets éparpillés de son enfance, il retrouve le boîtier d’une cassette du groupe punk-hardcore Black Flag, Damaged, qui évoque moult souvenirs à Longstreth. Celui-ci, littérateur et fétichiste éprouvé, ni une ni deux, décide de faire comme le personnage de Jorge Luis Borges, Pierre Ménard, auteur du Quichotte, qui reproduit de mémoire et ligne par ligne l’histoire de Don Quichotte : il s’achète un magnéto 4 pistes et, aidé de ses seuls souvenirs et de quelques instruments, réenregistre intégralement (ou presque) Damaged, flouté par les méandres neuronaux de sa mémoire, altéré par la nostalgie teenage, fragmenté par le passage du temps, interprété comme une œuvre du répertoire et réinterprété comme une aube nouvelle. Le résultat est ce Rise Above, réarrangé par un groupe au carré (sur scène, le bras rigide de Brian McOmber à la batterie, et les vingt doigts de fées d’Amber Coffman à la guitare, et Angel Deradoorian à la basse, comme déconnectés de leurs chants à tue-tête) et mixé par Chris Taylor de Grizzli Bear. Magistral (maîtrise et exemplarité), Rise above confirme la révélation, se donne comme album important de l’année 2007, et pose là Longstreth comme meilleur espoir de sa génération.
Perspectiviste, Oulipien (Damaged pourrait être le « plagiat par anticipation » de Rise above) ou proustien (Rise Above comme momentum lumineux d’un temps retrouvé), Rise above a tout du concept-album arty, en même temps qu’il se donne comme pure création : « C’a été une décision assez rapide. Je me suis dit que c’était la dernière chose que je devais faire – et puis je me suis dit que c’était exactement ce que je devais faire. Je me suis d’abord fié à ma mémoire et à mes intuitions. Je voulais voir si je pouvais faire cet album moi-même, non pas comme plagiat ou mime, mais comme un acte de création original. Ecrire une chanson, c’est comme tirer une forme qui est dans l’air, mais je ne voulais pas juste écrire une chanson – Je voulais écrire une chanson qui avait déjà existé. Tout un album, en fait ». Oscillant ainsi entre intellectualisation et spontanéité, formalisme et grande liberté, l’album a des éclats de ferveurs vocales (de David et de ses deux choristes, seuls ou en harmonies, tous en extensions, tensions et projections) qui feraient passer Bob Marley pour un cynique, des explosions d’électricité, de larsens et de dissonances qui rendront les Liars jaloux, en même temps qu’il obéit à des structures math-rock compliquées, des schèmes contraignants (le souvenir diffus des originaux), des envies de virtuosité, donnant l’impression d’une folie maîtrisée, d’une furie sous camisole, d’une hubris toujours contenue. Grande colère qui se mue soudain en douceur, libido frustrée, coït interrompu, Rise above s’élève toujours en élans extatiques ou mystiques, toujours violemment ramenés au sol. « R. Kelly chante « Music is life » (R. Kelly est un producteur et chanteur de R&B, qui a notamment découvert la chanteuse Aaliyah et qui a écrit pour Michael Jackson, ndlr). Je ne verse pas dans le mysticisme. J’aime l’objectivité et les faits vérifiables, mais si vous passez toutes vos journées à faire de la musique, il semble que vous ne pouviez complètement nier la magie ».
De fait, si Rise above cogne Kurt Cobain à Prince, Solomon Burke à Deerhoof, il a surtout des ambiances vaudou, des litanies de griots africains, et la polyrythmie qui le traverse doit autant à l’afro-beat de Fela, aux guitares maliennes ou aux chants pygmées, qu’à la liberté rythmique de compositeurs de jazz (Cole Porter, cité) ou de musiques classique et contemporaine (Gustav Malher, cité). Ces références à chercher au-delà du rock ou de la folk prolongent et explicitent l’entreprise interprétative de l’album : Longstreth interprète Damaged comme Glenn Gould s’appropriait les pièces pour piano de Bach, étirant ou condensant leurs durées, leur donnant une nouvelle vie. Ici, la longueur des morceaux originaux est généralement doublée ou triplée, et des libertés sont prises sur les chanson, apposant la signature à la réappropriation : sur le morceau Six Pack, Longstreth abandonne ainsi complètement les lyrics de Black Flag sur deux longs bridges vocaux chantés en esperanto. Structures et cultures, ancien et nouveau, sommets et vallées s’entrechoquent en fracas soudains et tendres apaisements, cyclothymie tectonique parfois effrayante, dure épreuve des nerfs et passions tristes qui rendent les atermoiements de Longstreth parfois douloureux à entendre. Reste que cette tension de névropathe hanté illustre très justement les textes originaux de Black Flag, protests-songs violentes et désespérées (« Jealous cowards try to control / They distort what we say / Try and stop what we do / When they can’t do it themselves / We are tired of your abuse / Try to stop us it’s no use / Rise above », Rise above), décrivant sur un mode paranoïaque et adolescent (mais les adolescents paranoïaques ne sont-ils pas notre seul espoir ?) l’aliénation contemporaine et toutes les polices de l’esprit. Les violentes fluctuations musicales et vocales ressemblent alors aux mouvements de l’aliéné (celui qui est lié), qui se débat et essaie de se libérer, entre éclats et torpeur.
Reste un bémol. Jean Cocteau disait : « Le talent fait ce qu’il veut et le génie ce qu’il peut ». David Longstreth a beaucoup de talent, et le sait. En le rencontrant, on n’avait jamais vu tant de morgue chez un jeune cador de l’internationale, et c’est là la limite de son charme : l’extrême facilité, dextérité, virtuosité des Dirty Projectors a parfois l’apparence d’un esbroufe juvénile, et la tentation de l’épate qui défigure par endroits cet album relève sans doute plus d’une trop grande confiance en soi que d’une véritable exigence artistique. Il manque peut-être encore à ce grand talent l’humilité et la conscience de l’adéquation des moyens aux fins, pour devenir le vrai génie que tout le monde a salué ici. Au regard de ce qui est déjà produit, on est heureux de savoir que le meilleur reste à venir.