Il sera difficile de trouver une musique plus ouverte que celle du Chicago Underground Trio, mais il semblera plus vain encore de chercher ailleurs la conjugaison d’un tel éclectisme apparent à la cohérence de fond, difficilement descriptible mais néanmoins sensible, qui finit par s’imposer à l’écoute. Qu’on en juge : pièces brèves (47 secondes), pièces longues (11 minutes 21), acoustiques, électroniques, jazz-jazz, jazz pas jazz ou même pas jazz du tout, avec ce trio qui comprend ici quatre membres, chaque plage est une surprise. Heureuse. Ce qui commence par une dérive guitaristique (Quail) qui partirait de Jim Hall -disons- pour aborder progressivement les parages de Scofield laisse place dès la deuxième plage à un ensemble purement électronique qui étoile délicatement l’espace de sons synthétiques pointillistes (Farenheit 451). C’est simple, beau et intrigant.
Mais voici Warm Marsh : cornet et guitare au son clair déroulent ensemble une ligne capricieuse sur un imperturbable tapis de walking bass et de balais tels que les aimaient Tristano ; l’hommage est attesté. Mais comme il est connu des trains, un hommage peut en cacher un autre et le solo de Rob Mazurek, bouché, impeccable, rappelle aussi l’esprit du fabuleux quartet de Braxton (autre « tristanien ») époque Fall 74. Et peu à peu, un indice après l’autre, Rob Mazurek dévoile des références qui vont de Don Cherry à Leo Smith (autre compagnon de Braxton), progressivement se tisse un réseau qui donne son plein sens au nom que s’est choisi ce groupe. Ancré dans une réalité indéniablement chicagoanne, mélange d’esprit expérimental et de confrontation aux traditions vivantes, celui-ci travaille les formes de l’intérieur, souterrainement, en effet. Satisfaisant tant aux premiers degrés de musiques toujours différentes qu’aux seconds, qui sont ceux d’une interrogation par la mise à distance des héritages auxquels se confronte tout musicien conscient de sa position -au sens marin du terme-, la virtuosité du Chicago Underground Trio n’est pas seulement sonore, mais aussi conceptuelle (cf. Triceptikon). Autant dire que les splendeurs diaphanes, les douces coulées de lumière, la mise en espace toujours aérée ne font que traduire l’intelligence déliée du propos.
Membres plus bruyants par ailleurs d’Isotope 217 et de Tortoise (Mazurek, Chad Taylor) comme de l’AACM (Jeff Parker, qui fut aussi partenaire à son heure de Wynton Marsalis, Roy Hargrove, ou Joshua Redman), nos mousquetaires, s’ils ne dédaignent pas s’esseuler à l’occasion pour mieux se multiplier (en re-recording) et semer encore le trouble dans les comptes, cultivent ici finesse, légèreté et sens de la litote. Nous conseillerions volontiers à qui s’interroge anxieusement sur l’ »avenir » du jazz de commencer par goûter à son bel aujourd’hui. Et de commencer par ici.
Rob Mazurek (cnt, electr), Jeff Parker (g, electr.), Noel Kupersmith (b, electr.), Chad Taylor (dm)
Enregistré les 11,12 et 13 mars 2000