Accident du destin ou transfiguration volontaire, l’ami James Kirby a fatalement déraillé, il y a quelques années, du chemin terriblement politique et grimaçant de son projet V/VM pour ne plus jamais se retourner. Lâchant sa passionnante entreprise de désacralisation et de sublimation de la pop la plus indigne, le Mancunien s’engouffrait alors dans une étrange quête d’absolu, entre autosabotage maso (les 52 heures du projet V/VM 365) et randonnées dans les abîmes de l’histoire intime de l’Angleterre, voire de la sienne propre. Né dans l’ombre portée de ses travaux les plus immédiatement tapageurs, The Caretaker fut ainsi initié comme un écho littéral, ambient et obscur des fameuses séquences de la Gold Room dans The Shining, où Jack Torrance rencontre ses premiers fantômes pour devenir, quelques années plus tard, une exploration quasi phénoménologique et éminemment proustienne des compétences de mémoire et d’oubli. Prosaïquement, les échantillons typiquement hantés de jazz des années 20 qui faisaient la sève du projet ont progressivement disparu dans l’éther pour ne laisser que les traces de leur patine (les craquements de plus en plus tumultueux des 78 tours): étalé sur 6 CD,le terrifiant Theoretically pure anterograde amnesia (2005) évoquait ce moment où la mémoire déborde et devient incapable de stocker les événements nouveaux. Comme arrivé au bout d’un nouveau cycle, Kirby a ensuite fondé History Always Favours The Winners et s’est trouvé, comme nombre de ses contemporains (les artistes du label Ghostbox, surtout) happé par cette douloureuse nostalgie d’un futur qu’on nous avait promis et auquel s’est fatalement substitué un air vicié de monde en déclin. Sadly, the future is no longer what it was, magnum opus signé sous le nom de plume de Leyland Kirby, intronisait un romantisme décharné et absolument bouleversant, alors que des figures humaines réapparaissaient subrepticement dans le fog flippant de Persistent repetition of phrases, probablement le plus beau des disques de The Caretaker à ce jour.
De manière assez surprenante, An Empty bliss beyond this world rejoue toute l’histoire en avance rapide. Débutant presque jovialement comme un retour à la vie, l’album évoque cette capacité presque surréelle des patients Alzheimer à se rappeler les chansons de leur jeunesse. Le matériau lyrique, toujours extirpé de ballroom tunes de l’entre-deux guerres, est d’abord plus ou moins préservé dansson intégrité, mais se trouve peu à peu écharpé etcontusionné par les stigmates du temps (patine de plus en plus assourdissante, défection de la stéréo, bruit blanc) ; sans détour, un morceau est ainsi titré Tiny gradations of loss. Et l’effet est saisissant : à chaque fois qu’une note de piano ou un gémissement de cuivre s’échappe de la poussière, une seconde de la mémoire de nos pères semble miraculeusement arrachée à l’oubli et projetée dans l’éternité. Si le titre du dernier morceau nous met en garde (The Sublime is disappointingly elusive), An Empty bliss beyond this world s’éteint sur une évocation immensément paisible de l’éternité, presque optimiste en regard des évocations littéralement nihilistes d’il y a quelques années.
Auréolé d’un motto doucement résigné (Live for the future, long for the past), le premier volume d’Intrigue & stuff ne détonne pas seulement avec le ton et l’ambiance des autres œuvres récentes de Kirby, c’est le matériau sonore tout entier qui n’a plus rien à voir. Une armada de synthés réels ou virtuels entre les mains, l’Anglais retrouve un appétit pour le ravissement électronique qu’on ne lui avait pas entendu depuis des lustres (celle des tout premiers V/VM, quand Jansky Noise était encore dans les parages). Après une odyssée saturée qu’on jurerait tombée d’une vieille compil Mask sur Skam, le EP s’embarque sur la route d’une réinvention electronica vertigineuse, à la fois floue et très articulée, où grondent encore des grosses basses dramatiques directement empruntées à la musique synthétique des 70s. Pourtant, si une emphase mélancolique digne de Vangelis s’empare parfois des mélodies, elle ne fait jamais surgir le spectre du pastiche et on est plus proche du dernier Autechre que du tout venant Not Not Fun. Cette musique a ainsi beau être bourrée à craquer des lambeaux désintégrés du passé, dégouliner d’une nostalgie abyssale à chaque seconde et répéter un nombre incalculable des obsessions esthétiques de son auteur, elle ne ressemble à rien de ce qu’on ait pu entendre jusqu’à aujourd’hui. Insérée dans la grosse œuvre de Kirby ou comme un miroir dans l’époque, Intrigue & stuff, vol.1 est une merveille de tension et d’émotion, qui contredit curieusement les idées noires qui surgissent désormais quand on aligne les mots « invention » et « musique électronique » dans la même phrase. La bonne nouvelle, c’est que trois autres volumes sont en préparation.