Depuis janvier 1997, le label new-yorkais 12k, ainsi nommé par son fondateur Taylor Deupree d’après la taille du plus petit fichier stocké sur son disque dur, diffuse confidentiellement des musiques aux frontières de l’art sonore et du minimalisme électronique. Avec une vingtaine de références (Goem, O/R, Sogar, Shuttle358, Tetsu Inoue…), 12k s’est ainsi forgé une solide réputation chez les auditeurs à l’affût de micro-sons. Fort d’un travail mêlant rigueur sonore et ascétisme visuel, que sa sous-division Line prolonge en questionnant le triangle silence, son et acte d’écoute, 12k sort aujourd’hui deux disques magistraux : Stil. et Folding, and the tea.
Stil. n’est rien moins que le 32e long format de Taylor Deupree en neuf ans d’activisme électronique. Dit autrement, cet album est l’unique projet solo auquel ce trentenaire hyperactif aura mis la patte en 2002… après trois albums en collaboration avec Frank Bretschneider (Balance, Mille Plateaux), Kim Cascone et Richard Chartier (After, 12k) et Kenneth Kirschner (Post_piano, Sub Rosa). Profondément influencé par la série de paysages marins de Hiroshi Sugimoto, photographiant des natures pétrifiées, comme extraites du temps, Stil. reste fidèle aux préceptes minimalistes : le compositeur y explore sur quatre longs morceaux étales la répétitivité de canevas mélodiques afin de rendre apparentes de nouvelles strates sonores où fourmillent d’infinitésimales variations. Mais cet album d’ambiant franchit un pas de plus puisque dans le même temps, Deupree, plutôt que de dissimuler la microstructure -des boucles de sons- de ses morceaux, la rend délibérément apparente en optant pour des motifs suffisamment longs -de l’ordre du dixième de seconde- pour qu’il soient perçus. D’où cette impression d' »entendre » un grésil. D’où encore ce télescopage entre Stil et Frozen water, une installation de Carsten Nicolai qui, en soumettant deux plans d’eau à des basses fréquences, rend quant à elle visible l’audible : la vibration de particules d’air sur une surface d’eau devenue treillis liquide et tressaillant. Par sa puissance émotive et sa pureté sonore, Stil. est, faut-il le préciser, un très grand disque, de l’ampleur du cristallin Die Entdeckung des wetters de Stephan Mathieu (Lucky Kitchen).
Succédant à Pollen (Fallt), Folding, and the tea est quant à lui le quatrième disque de Christopher Willits, nouveau venu chez 12k. De prime abord assez proche de Sogar ou de Mitchell Akiyama (auteur d’un somptueux Temporary music sur Raster-Noton), l’univers musical de ce guitariste californien, ancien élève de Pauline Oliveros et de Fred Frith, participe d’un renouvellement prometteur de « l’esthétique de l’erreur », telle que l’a formulé Kim Cascone dans son analyse de la trajectoire suivie par les musiques « post-digitales » depuis les premiers disques d’Oval basés sur des scarifications de CDs. Loin de presser comme une éponge la stratégie du glitch pour n’en proposer qu’une resucée esthétisante et vaine, Willits en exploite un aspect -la fragmentation du son- pour l’insérer dans une perspective originale (encore) empruntée à Deleuze : celle du pli (fold). Conçue comme une simple démarcation dans une forme continue, la ligne pliée « retient la fluidité de l’ensemble ». Ecrivant sur « la division du continu », Leibniz préférait lui l’image de la feuille de papier que l’on plie indéfiniment à celle du sable dont on séparerait les grains. Composées à partir d’un patch d’ordinateur branché à une guitare, les seize morceaux de Folding, and the tea génèrent ainsi une musique d’origami où chaque click-beat devient une brisure dans un continuum sonore, un pli dans une matière à la tonalité douce. Ce faisant, l’exploration de propriétés sonores de symétrie fait de Folding, and the tea un contre-modèle aux musiques basées sur la notion d’aléa. Willlits signe ici, ce qui ne gâte rien, un album magnifiquement tendre et émouvant.