Queneau, sans doute, n’aurait pas manqué d’apprécier le jeu tonique, enlevé et toujours surprenant de ce jeune pianiste italien qui, pour son premier enregistrement sous son nom, a choisi de rendre hommage à son roman Les Fleurs bleues (1965) : la malice et l’humour que l’on sent percer sous les thèmes originaux, tous remarquables (voir, par exemple, le délicieux Il Duca), donne à comprendre combien les caractères respectifs du père de Zazie et du fameux partenaire d’Enrico Rava et Paolo Fresu doivent avoir en commun. Avec quelques autres, Bollani est l’une des plus sûres valeurs d’un jeune jazz transalpin qu’on n’en finit plus de découvrir et d’apprécier. Très proche dans son approche musicale du trompettiste Enrico Rava, il a promené son piano du classique (il est diplômé du conservatoire Cherubini de Florence et a travaillé au sein de l’Orchestra regionale Toscano) à la pop (Irene Grandi, Marco Parente, Elio e le Stori Tese), aux musiques expérimentales (Elliott Sharp, Zeena Parkins) et, enfin, au jazz.
C’est dans les formations de Rava, de Richard Galliano, d’Aldo Romano ou de Dave Liebman que le milanais a acquis une notoriété qui, aujourd’hui, dépasse les frontières italiennes et déborde largement la catégorie, pratique mais combien réductrice, des « jeunes talents européens » ; Les fleurs bleues, enregistré en trio avec une rythmique idéale -Scott Colley (dont la contrebasse s’impose depuis plusieurs années maintenant comme l’un des plus importantes de la planète jazz) et Clarence Penn (batterie)-, viennent à point pour confirmer sa double stature d’instrumentiste et de compositeur. Sur sept compositions originales et cinq reprises (la Chippie d’Ornette Coleman, Dans mon île de Salvador ou, bien sûr, Si tu t’imagines de Kosma et Queneau, un texte extrait du recueil Le Temps qu’il fait), il déploie un jeu d’une grande vivacité, allant chercher dans le bas du clavier les sons puissants sur lesquels édifier ses interprétations ; l’énergie et la fougue n’en restent pas moins au service d’une manière d’humour et d’astuce au énième degré, de propension à la surprise et à la fantaisie où se retrouvent sans problèmes ses deux partenaires, comme contaminés par l’esprit frappeur du fantasque romancier auquel ce bel album est dédié.