Après avoir fait ses premières armes en fusionnant hip-hop, punk et musique industrielle sous le curieux patronyme de Beatnigs (qui laissera un EP sorti sur Tentacles, le label de Jello Biaffra), après avoir marqué l’histoire du rap américain en gravant avec son compère Rono Tse, sous le nom des Disposable Heroes of Hiphocrisy, un album au son rêche et au discours provocateur (on se souvient d’une reprise du California uber alles des Dead Kennedy’s), Michael Franti a fait renaître sa verve en 1994, sous le nom de Spearhead. Au sein de ce collectif à géométrie variable qui a vu défiler entre autres Azeem, transfuge du Skoolyard Massive de Bay Area, il laisse libre cours à son discours militant, criant ouvertement sa relecture de l’histoire afro-américaine, notamment sur Chocolate highway city, album-concept en forme d’apologie d’un système d’information parallèle développé par la tradition orale afro-américaine et relayé par la culture hip-hop et les radios pirates.
Ce troisième album, tout aussi conceptuel que le précédent, est construit autour de la « diffusion fictive sur les ondes d’une radio, de la condamnation et de l’exécution d’une activiste noire », utilisant comme fil directeur en forme d’interludes une émission de la radio pirate Stay human. En 13 morceaux naviguant entre hip-hop, funk et soul, liés entre eux par ces interludes radiophoniques (discussions téléphoniques avec les juges, témoignages, flash d’info, bruissement de manifestations ou interview du procureur), Stay human dresse un portrait en trois dimensions de cette Angela Davis fictive, aux prises avec sa condamnation.
Dès les premières notes d’une pochette qui croule sous les chiffres, statistiques et explications diverses sur le thème de la peine de mort, Michael Franti imprime à son nouvel opus une tonalité quasi-journalistique. Appuyé par des citations de Chris Novoselic, Jello Biaffra ou Bono au sujet de la peine capitale et de la triste philosophie qui l’accompagne, il pose en guise d’introduction un article sur les motifs de l’arrestation de Sister Fatima, faisant écho à quelques affaires célèbres dans ce domaine, ou comment politiciens et médias ont tôt fait d’accabler une noire militant pour l’égalité raciale, les droits des homosexuels, et la qualité de l’environnement, pour la traîner devant un juge un rien réac.
Dès les premières notes de Oh my god -un slam invocateur qui ouvre l’album sur fond de guitare acoustique-, il épingle sur un ton froid et réaliste la justice à double vitesse et le règne des manœuvres politiques occultes (« stage a lethal injection/the night before the election/cause he got donations from the Prison’s Guard Union »). Dans le même temps, il se permet une joyeuse analogie entre quelques monstruosités scientifiques et sa pratique musicale : « Stealin’ DNA samples from the unborn/And then you comin’ after us because we sampled a James Brown horn ! » De sa diction et du cynisme qui l’accompagne, transpirent, plus que sur ses opus précédents, de lourdes références aux spoken-words de Gil Scott-Heron ou aux Talk-over du maître Clinton. Slameur plus que rappeur, il est aussi capable de chanter des mélodies légères, notamment sur les refrains, arrachant par endroits à la noirceur réaliste qui conduit ses paroles, des ritournelles un peu plus festives (Oh my god, Stay human…).
Musicalement, Stay human est une pièce syncrétique, un résumé de la musique afro-américaine de ces 30 dernières années, soutenu par la basse résolument funky de Carl Young. Passant en revue le funk de la première heure façon P-Funk (Stay human), la soul délicate de Marvin Gaye (Listener supported), le hip-hop lourd aux basses crasseuses de Boogie Down Production (Rock the nation), ou le funk saupoudré de chœurs élégants de la famille Stone (Sometimes), Stay human s’inscrit dans une tradition musicale afro-américaine militante qui ne manque pas de références, explicites ou non pour ceux qui ont fait grandir le mouvement : tel Malcolm X, Jello Biafra et Chuck D. Et même si l’on regrette quelques incursions dans un registre disco d’un goût douteux, qui emplit l’atmosphère à grand renfort de charleston scintillante sur Thank you, Spearhead transmet le message. A la suite de toute une génération de musiciens enragés, unissant dans leurs flows les couleurs, les races et les cultures, Franti et les siens se font apôtres d’une conscience dissidente qui s’engage à reconquérir un espace public d’une libre parole. Dès lors, les derniers mots appartiennent à Sister Fatima : « Races and classes determines who lives and dies in death penalty, but my spirit will be free…in any case. They know I made a revolution, and They’re afraid of unity. La lucha continua ».