Mark Linkous et Joel Gibbs aiment le sucre. Raffiné, et si possible en morceaux. Jusqu’ici, cette passion était savamment contrariée. Cachés derrière des prête-noms polysémiques (Sparklehorse, The Hidden Cameras), les deux hommes n’assumaient leur penchant sacchareux qu’à condition de le noyer dans de moins doucereux ingrédients. Sur l’extraordinaire The Smell of our own (2003), puis sur le plus mitigé Mississauga Goddam (2004), les Hidden Cameras arrosaient de pisse les chœurs les plus célestes, et greffaient pénis voraces, homos contaminés et bestialité refoulée à leurs mélodies féeriques. De ce mélange d’allégresse et de spleen, de crudité et de chaleur, quelque chose de singulier finissait par sortir, et toucher au plus profond.
Quant à Sparklehorse, une demie décennie et trois albums au génie croissant -culminant avec l’excellent It’s a wonderful life (2001)- avaient suffi pour imposer Linkous comme l’un des héritiers les plus déviants des Beatles : dans les années 90, il n’y avait guère qu’Elliott Smith, Daniel Johnston ou Lou Barlow pour proposer une pop aussi finement craquelée. Des cadavres putrescents pendaient sur des fils mélodiques haute couture, les dents cavalaient, les chevaux s’édentaient, des oiseaux murmuraient d’ineffables peines, et tous, insectes, bêtes suppliciées ou monarques, pleuraient la lumière trop rare, l’or élusif, le miel absent. Le tout -si l’on peut parler de « tout », tant cela suintait l’incomplétude- servi sur une assiette instrumentale tantôt creuse, tantôt bruyamment garnie, mais toujours fissurée.
A l’heure où paraissent Awoo et Dreamt for light years in the belly of a mountain, une partie de ce qui vient d’être dit reste d’actualité, et c’est là toute la limite de disques par ailleurs plutôt recommandables. En effet, si le sucre demeure, ce qui le combattait est rogné ; là où un dispositif traquait la calorie, alors réduite à l’état de pure nécessité, celle-ci s’épanouit désormais en toute sérénité, sans frein pour l’entraver. Chez les Cameras, les paroles ne démentent plus la musique, elles l’avalisent sans sourciller (Lollipop, Heaven turns to, For fun). Linkous a lui aussi ramolli son caramel : il semble ne plus s’énerver que pour la forme (Ghost in the sky, It’s not so hard), tant il le fait peu, mal, et tard dans le disque.
Hyperglycémique, la pop de Awoo et Dreamt for light years in the belly of a mountain ravit l’espace des trois premières chansons, avant d’écoeurer. Car c’est au sacre d’un sucre cristallisé que l’on assiste : tout ici est gimmick, marotte, fossile. Malgré de superbes restes (She’s gone, Awoo), les Cameras usent et abusent de l’onomatopée euphorique (« awoo », « oh oh », « mm mm », « hei hei » : ça suffit !). Murs de guitares sans graffiti, violons vaillants, basses vultueuses, chœurs sans brisures, les arrangements partent, sinon en sucette, du moins en resucée : ils prolongent le technicolor grand angle et le celtisme moyenâgeux des premiers disques, mais de manière trop cordiale. Leur frénésie n’entraîne plus qu’à moitié, et lasse le reste du temps. Même la voix de Gibbs, mi-âpre mi-suave, mi-Michael Stipe mi-Morrissey, finit par agacer, prisonnière d’intonations et de mélodies confites.
Chez Sparklehorse, l’autocitation se joue sur un mode plus lent et neurasthénique. Sortant d’une longue dépression, Linkous a puisé la moitié des titres de cet album dans les chutes du précédent, paru il y a plus de cinq ans. On retrouve avec une certaine gêne ce savoir-faire expert, mais figé dans le temps : claviers vintage, arpèges cristallins, chœurs sirupeux, batteries lourdes et voix trafiquées, rien n’a vraiment changé, si ce n’est le niveau des compositions, en légère baisse. Les meilleurs titres restent ceux où Linkous chante la douceur, la clarté, l’espoir d’une issue heureuse (Don’t take my sunshine away, Shade and honey, See the light, Some sweet day, Knives of summertime), mais l’émoi est moindre, car bégayé.
Sur scène, les Cameras lancent des sucres à leur public. L’écoute de Awoo et Dreamt for light years in the belly of a mountain distille ce soupçon : lorsque les maîtres roupillent dans des niches édulcorées, et que leurs bonbons irritent les canines, nos laisses sont-elles encore légitimes ?