Sogar : derrière cet adverbe allemand se cache le Parisien d’adoption Jürgen Heckel, repéré en 2001 sur la compilation Between two points du très sérieux label new-yorkais 12k/Line. Confirmant la haute impression qu’avait laissée ce premier rendez-vous, son album Basal faisait découvrir un univers sonore à la fois onirique et austère, transposé en images lors d’une collaboration avec le vidéaste Thomas Einfeldt. Suivirent un remix de Shinsei, une apparition sur la compilation Minima-List du jeune et prometteur label List … qui sort aujourd’hui le deuxième album de Sogar : Stengel, remarquable disque tant du point de vue des sons, des mélodies que des structures mises en oeuvre. Pour utiliser une comparaison, les douze morceaux de cette admirable fugue digitale (st01 à st12) sont les traductions sonores de la vision que l’on obtiendrait en immergeant la pochette jaune et blanche de l’album par trente centimètres de fond dans une eau transparente et agitée par un clapotis : une jolie tâche lumineuse et ondulante, que les ondoiements de la surface rendent abstraite.
D’abord, il y a donc cette enveloppe de sons très particulière caressant les oreilles dès la première écoute, qui donne une tonalité isochromatique à l’ensemble de l’album. Sauf que (et ce n’est pas le moindre des mystères de cette musique), pour obtenir cette impression d’ondoiement décrite plus haut, Sogar substitue l’électricité à l’eau et fabrique ce que l’on pourrait appeler un « champ de particules marin ». Plongé dans un flux de crépitements, noyé dans un grésil électrique, Stengel vibre et se dilue sous une pluie de radiations luminescentes. La comparaison avec les sons délavés entendus sur les derniers opus de Oval ou chez Ekkehard Ehlers (Plays Albert Ayler, Plays Cornelius Cardew) est tentante quoique peu fondée, car la démarche de Sogar est radicalement différente. En s’attachant au détail de chaque son (qualité du grain, variations de volume…), le musicien révèle la beauté étrange des fréquences hautes : entre ses mains, les crépitements de signaux électriques deviennent de véritables feux de Bengale. Le résultat est une musique puissamment rêveuse et fébrile, qui vibre parfois comme agitée par une vie microbienne ou scintille comme les lumières d’une ville observée la nuit depuis une colline.
Coiffant ce dédale de détails sonores, les aplats mélodiques, absents à l’époque de Basal, constituent eux aussi un modèle du genre. Peints à l’aide d’une palette de sons réduite, ils se coulent dans la matière liquide de Stengel. Floconneuses et miroitantes, des sonorités dessinent des arabesques abstraites qui traversent chacun des douze lavis en un flux hésitant mais ininterrompu. Et c’est là le troisième aspect remarquablement maîtrisé de Stengel : sa gestion de l’espace et du temps. En regard de sa structure complexe d’enchâssements de strates (les thèmes sont agencés comme une pelure d’oignon) et de morceaux (les douze index forment un seul bloc musical), Stengel hisse le talent narratif de Sogar au niveau de ces autres grands conteurs que sont les Norvégiens d’Alog/Phonophani.
Sans jamais céder à la joliesse (souvent trop propre pour être honnête) ou à l’hermétisme algorithmique de certains nerds de MaxMSP, Sogar marche sur une crête musicale suffisamment peu fréquentée par l’electronica pour que son nom finisse par devenir indispensable.